Que lire un 31 mai ?

Longtemps après, Weber pouvait encore dire à quel instant précis Capgras était entré dans sa vie. Inscrit dans son agenda : vendredi 31 mai 2002,13 heures, Cavanaugh, Union Square Café. Les premiers exemplaires d’au pays de l’inattendu sortaient à peine de l’imprimerie, et l’éditeur de Weber voulait qu’ils se retrouvent en ville pour fêter l’événement. Son troisième ouvrage : se faire publier ne présentait plus guère de nouveauté. À ce stade de sa carrière, Gérald Weber envisageait les deux heures de train depuis Stony Brook davantage comme un devoir que comme une partie de plaisir. Mais Bob Cavanaugh tenait à le voir. « Sensas », s’était écrié le jeune éditeur. Publisher’s Weekly parle « d’exploration décoiffante du cerveau humain menée par un sage au sommet de son art ». « Exploration décoiffante », voilà qui allait faire jaser dans les cénacles de neurologie où l’on n’avait pas pardonné à Weber le succès de ses précédents écrits. Et «sommet de son art», il y avait là-dedans quelque chose de déprimant. Après ça, pas d’autres issue que le déclin.
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La chambre aux échos – Richard Powers

Que lire un 29 mai ?

La question se posait (Moody la posa en effet) de savoir comment Löwenthal pouvait être aussi certain des détails exacts de l’incident, attendu qu’il venait seulement de s’en souvenir, près de huit mois après les faits, et qu’il n’avait eu l’occasion de rien vérifier. Comment pouvait-il jurer, premièrement, que l’homme qui avait fait insérer l’annonce était bien marqué d’une balafre à la joue, deuxièmement, qu’il s’était présenté en juin de l’année précédente, et, troisièmement, que le nom figurant dans son extrait de baptême était, sans l’ombre d’un doute, Crosbie Francis Wells ?
La réponse de Löwenthal fut courtoise, mais assez verbeuse. Il expliqua à Moody que le West Coast Times avait été fondé en mai 1865, un mois environ après que lui-même avait pour la première fois débarqué sur le sol néo-zélandais. Le premier numéro du journal avait été tiré à vingt exemplaires, un pour chacune des dix-huit hôtelleries qui avaient alors pignon sur rue à Hokitika, un pour le juge de paix fraîchement nommé, et un pour ses propres archives. (En l’espace d’un mois, et grâce à l’acquisition d’une presse à cylindre, le tirage allait atteindre deux cents; à présent, en janvier 1866, chaque livraison était tirée à près de mille exemplaires, et Löwenthal avait engagé deux auxiliaires.) Pour la réclame, afin de ne laisser ignorer à aucun abonné potentiel que le Times avait été le premier quotidien à paraître à Hokitika, Löwenthal avait fait encadrer sous verre le numéro initial, et chacun pouvait le voir au mur de son bureau. Il se souvenait donc de la date exacte de la création du journal (le 29 mai 1865), parce qu’il avait tous les matins ce numéro encadré sous les yeux.

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Les luminaires – Eleanor Catton

Que lire un 29 mai ?

29 mai 1993. Dans le sous-sol du centre culturel, cinq cents personnes sont réunies pour le défilé. Les gens parlent, fument, boivent. L’atmosphère est au tripot. Plus rien n’existe à Sarajevo sinon ce concours de beauté. Dans la salle comble, la tension monte. On attend depuis plus d’une heure déjà. Trois coupures de courant ont perturbé l’organisation. Quand la musique se tait, les détonations s’amplifient.
Le dos, les omoplates, la tête de la petite Zlata reposent contre la poitrine de Joaquim qui lui enserre les épaules. Que lui rappelle-t-il pour qu’elle l’ait ainsi adopté ? Vesna à sa droite, Zladko à sa gauche, son appareil photo au sternum, Joaquim ne quitte pas la scène des yeux. Le règlement du concours veut que les trois inscrites défilent d’abord en robe, puis en maillot de bain, comme à l’endroit des plages, à l’envers des combats.
Sous les cris et les sifflements, les candidates apparaissent enfin. Une à une, les jeunes filles traversent la scène, un petit écriteau à la main, chiffre blanc sur fond bleu, à hauteur du bassin. Un aller, un regard bariolé, demi-tour, et retour. Les sourires sont immenses et rouges dans les visages sans sommeil. Les candidates se sont entraînées à marcher, sauf Ilena qui le comprend à l’instant de devoir avancer d’un pas accidenté. Depuis une année qu’elle n’est pas sortie de l’appartement, sa vue a décliné, son équilibre s’est fragilisé. Les larmes lui montent aux yeux. Mais à l’extrémité de la scène, Joaquim lui prête la ligne de son regard. Inela se redresse, sourit, serre les points, et l’ensemble de son corps dessine la grâce d’une trajectoire. Un instant, le siège de Sarajevo n’a jamais existé. Dans les jeux d’ombres et de lumières, la figure fascinée de Zlata retrouve la mobilité de l’enfance. Celle de Vesna irradie de fierté. Celle de Zladko s’enflamme d’excitation. Il siffle et hurle le prénom de sa sœur dont Joaquim flashe le visage qui s’imprime sur le seul film de sa mémoire.

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Miss Sarajevo – Ingrid Thobois

Que lire un 26 mai ?

J’ai des questions à te poser sur ton travail, sur le gouvernement.
C’est sérieux alors ? dit-il en haussant un sourcil.
Mon père est très brun et ses sourcils sont noirs et épais. Cette fois, le coup du sourcil ne me fait pas sourire. Je pose mes questions, je prends une chaise et m’assois en face de lui. Pour la première fois, il me parle comme à une adulte.
Le 26 mai 1918, le Conseil national de Géorgie a déclaré l’indépendance de la Géorgie, ça a été un événement. Le pays était annexé par les Russes depuis plus de cent ans.
C’est pour ça que la langue géorgienne est maintenant autorisée?
Laisse-moi parler, dit-il.
En février 1919, des élections ont lieu, les hommes de plus de vingt ans mais aussi les femmes pouvaient voter. Le parti social-démocrate a été élu avec 85 % des voix, mon père est nommé ministre de l’Agriculture. Noé Jordania est le président. Ils ont une tâche énorme devant eux bien qu’en quelques mois, ils aient déjà initié de grands changements.
Il me parle de la réforme agraire dont il est l’auteur et qui suscite révoltes et colères. L’ancienne noblesse est dépossédée de ses terres qui sont redistribuées aux paysans et à des petits propriétaires. C’est le fondement du socialisme, me dit-il. Il me raconte les forêts, les pâturages et les grands domaines qui ont été déclarés bien nationaux, la relance de la production, du commerce, la réforme qui fait passer la journée de travail à huit heures pour tous, la séparation de l’Eglise et de l’État et la suppression de l’enseignement religieux dans les écoles. Je ne comprends pas tout mais je saisis l’essentiel.
Il me parle de leur vigilance permanente pour que le nouveau gouvernement puisse mener le pays vers l’avenir. Trop de gens veulent sa disparition. Les Turcs, l’armée russe et les bolcheviques qui s’infiltrent partout dans le pays. Il paraît fier et confiant dans le soutien des démocraties occidentales.

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La mer noire – Kéthévane Davrichewy 

Que lire un 25 mai ?

Joseph se fige. Dans cette voix il a perçu comme une ombre de force, une ombre familière à ses oreilles.
« Vous êtes flic ? », demande Joseph d’une voix blanche.
Son intuition l’a trahi. Le type lui lance un long regard.
« Et oui, je suis flic », répond-il comme à regret.
C’est comme recevoir un coup sur la tête. Joseph est en train de laver les tasses dans le coin cuisine avec de l’eau minérale, comme il le fait depuis dix jours, et ses mains se mettent à trembler.
Putain, ils sont increvables, c’est pas possible, c’est pas Dieu possible – l’autre passe devant le revolver il l’empoche – nom de Dieu, ces fils de pute sont partout…
« Vous avez ordre d’abattre les pillards, c’est ça ? »
« Hum. Disons que je fais la voiture-balai. J’ai pu me mettre en rapport avec Paris. Tu as de la chance, tu sais. Ce qui intéresse les autorités, ce sont les immunisés comme toi et moi. Les vrais. Alors, si tu es sage, on oublie ces dernières semaines. On te transfère dans la zone sécurisée où les équipes médicales vont t’observer. »
Joseph reste figé devant le bac à vaisselle.
« Allez, ne me force pas à t’embarquer, dit l’autre calmement. Si tu te plies à tout ça on effacera ton dossier. »
« Quel dossier ? » Joseph a presque crié.
« Eh bien, vu ta tête, je dirais que tu sors de prison. Vu que tu restes planqué ici alors que tout le monde cherche à passer dans l’autre zone, je dirais que tu as un casier plutôt lourd. Je me trompe ? »
Il est content de lui, le flic. En parlant, il a appuyé une main contre le mur. Dans ce geste, sa parka s’entrouvre et Joseph voit luire une paire de menottes sur sa hanche. C’est trop pour lui.
Peut-être qu’il disait vrai, que Joseph aurait pu monnayer une analyse de son ADN contre une amnistie. Il ne saura jamais. L’autre le regarde, il y a dans ses yeux un air de surprise. Joseph a enfoncé la fourchette droit dans la carotide. Exactement comme La-Miche lui a appris. Le flic tombe à genoux avec une lenteur remarquable. Le sang est d’un rouge très vif, très liquide. Joseph le finit à coup de pied, craignant soudain qu’il ne soit pas seul ; il ne faut pas utiliser le flingue, la détonation le ferait repérer.
Le sang trempe le bas de son pantalon. Le sang tache ses mains. Il faut arrêter de trembler, s’enfuir vers l’arrière boutique. Son vélo est là, il saute dessus.
C’est huit heures, on est le 25 mai, il fait encore froid le matin, surtout quand on vient de tuer quelqu’un.

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Trois fois la fin du monde – Sophie Divry

Que lire un 23 mai ?

Quand cette ritournelle monte vers le ciel, les amateurs de football se réjouissent. Ils savent qu’ils vont assister au plus beau des spectacles, puisque c’est l’équipe brésilienne qui joue. Le drapeau jaune et vert, « ordre de progrès », descend lentement, enroulée autour d’une main. On dirait qu’un oiseau s’est mêlé à la chorale. Il ne se fatigue pas, il pousse un sifflet rauque et continu. Après vérification, ce n’est que la poulie de la drisse qui grince.
Que vaut l’équipe de la Santista dans cette compétition féroce, la coupe mondiale du textile ?
Quelles seront ses chances, au final, contre la Chine ?
Pour être franc, les deux jeunes filles exceptées, celle du blaster et celle du pavillon, le reste des choristes ne chantent que du bout des lèvres, et sur le visage, on lit plus de fatigue que d’exaltation. Mais ils tiennent le garde-à-vous et personne ne ricane. Chacun sait qu’un homme fier de son travail lui donne plus. La fierté est mère de l’énergie.
Bientôt, leurs instruments de mesure s’affinant, les contrôleurs de gestion connaîtront le taux de fierté présent dans le sang de chaque travailleur. Et malheur à celui qui sera déficitaire.
Les nations qu’on pouvait croire dépassées dans notre monde sans frontières ont de beaux jours devant elles : c’est le bon espace pour cultiver la fierté.
Et le stade est une maquette de la nation.
Le lendemain, 23 mai, le Brésil, ce chevalier du marché, grand donneur de leçons libérales au reste du monde, à commencer par les États-Unis, décidait d’élever vertigineusement ses barrières douanières. Son industrie textile – « qui ne craignait personne et surtout pas la Chine » – risquait de mourir à très court terme si on ne la protégeait pas. En quatre mois, les importations de produits textiles chinois s’étaient accrues de cent soixante-dix pour cent.
Ces mesures suffiront-elles ? La plupart des importations chinoises au Brésil sont soit. clandestines, soit sous-facturées. La différence entre l’économie et le football, c’est l’arbitre. Imaginez un match sans arbitre, se déroulant dans l’obscurité, avec un enjeu de vie ou de mort. Qui respecterait les règles ?

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Voyage aux pays du coton – Erik Orsenna

Gabacho – Aura Xilonen


Traduit de l’espagnol (Mexique) par Julia Chardavoine.

En cherchant un autrice mexicaine , je suis tombée par hasard sur Aura Xilonen
Et ça fait mal (c’est constructif et positif ce que je dis) . Aura Xilonen fait mal en mettant en scène l’histoire de ce jeune mexicain qui traverse le Rio Grande pour essayer de survivre aux Usa. Parce qu’il crevait au Mexique …

Liborio, le narrateur, raconte sa vie actuelle – homme à tout faire dans une librairie – en relatant, dans des chapitres en italique, sa vie au Mexique et le début de sa clandestinité aux States…

Sa vie actuelle est compliquée, très compliquée : il se retrouve sans domicile car il a voulu aider une jeune femme harcelée dans la rue. Des gangs lui tombent dessus, le tabassent , des policiers le rançonnent.
Il croit un moment trouver de l’aide auprès d’une femme étrange, jusqu’à la trahison (selon lui)..
Bref, le style est percutant, l’écriture orale, on se prend un direct au coin d’une page … puis on croit qu’il va s’en sortir … et puis ça part dans une autre direction …

J’ai cru au début que ce jeune homme avait une vingtaine d’années mais finalement il a plutôt seize-dix sept ans mais, ce qu’il a vécu, l’a fait mûrir vite. Je me rends compte que l’auteure avait 19 ans à la parution de ce livre : quelle force dans la narration….une claque, je vous dis…

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Mention spéciale au courage de Naomi 10 ans qui devient l’amie de Liborio : (avec un clin d’oeil à Quichottine)

« Dis-moi, Liborio, m’a demandé Naomi deux jours après avoir pris Don Quichotte de la Manche, ça veut dire quoi rhabdomancien, en abondance, panoptique, cestui-là, yard, lépreux, abside et pourboire ?
– Je veux bien t’expliquer, mais seulement si toi, tu me dis ce que ça veut dire googler, twitter, stalker, runner, linker, Instagrammer, Whatsapper, parce que je capte que dalle ! »

La fin « rose bonbon » m’a paru cependant un peu « facile » même si cela ne retire rien à ce roman qui m’a fait alterner des larmes au rire … (larmes au début, rire à la fin du roman)

Challenge petit bac chez Enna dans la catégorie gros mot (Gabacho signifiant Plouc en espagnol)

Le mois espagnol (et lusophone) est chez Sharon, les logos sont concoctés par Belette

Que lire un 16 mai ?

L’œil, jusqu’à l’horizon, ne voit que du blanc. C’est le premier jour de la récolte (lundi 16 mai). Sans doute le premier jour de la récolte dans le Mato Grosso. Quelques taches vertes, au loin s’agitent. Encore plus loin, la forêt fait barrière au blanc. Combien de temps résistera-t-elle ? Une mer blanche a pris possession du cœur du Brésil. La blancheur, pour nous, c’est la neige ou la glace. Le blanc c’est le pur, et le pur c’est le froid. Quel est donc ce grand blanc tropical ? Quels pièges cache-t-il ?
De plus près, les taches vertes se révèlent : des bêtes assez sauvages, des insectes, pour être plus précis, des prédateurs, même, énormes par la taille (trois mètres de haut) et terrifiants par leur voracité : six ogres verts dont les doigts noirs et crochus se saisissent des malheureux cotonniers et les plongent dans un gouffre qui doit être leur bouche. Si l’on peut appeler bouche une cavité où, en lieu et place des dents, tournent sans fin des disques d’acier. Bref, six machines John Deere en ligne. D’autres insectes mécaniques les accompagnent : des fourmis jaunes, elles aussi géantes, qui se chargent de transporter le coton. Et des sortes de libellules grises et rouges : leurs pattes, normalement repliées, soudain se déploient, interminables. Quelle est cette brume dont elles arrosent les champs à peine récoltés ? Des pattes poreuses et même pisseuses… La physiologie de ses drôles de libellules brésiliennes a de quoi surprendre.
Pendant ce temps là, le coton a été versé dans des bennes où une presse, longuement l’écrase. Des camions attendent: ils sont venus chercher ces gros lingots gris. Nouveau vertige après celui de la couleur blanche. Ces gros insectes mécaniques ont des conducteurs, bien sûr. Mais ils ne mettent jamais pied à terre. Les champs sont vides de présence humaine. Je revois l’Afrique. J’imagine la récolte aux anciens temps des plantations. Combien aurais-je vu d’esclaves, il y a deux siècles, peinant sur ces dix mille hectares ?

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Voyage aux pays du coton – Erik Orsenna

Le marchands de passés – José Eduardo Agualusa

Un tout petit livre mais très fort.

Premier chapitre, on se demande qui est le narrateur : un poète ? peut-être, en tout cas un amoureux des mots.
Après ce mystérieux narrateur, nous rencontrons Félix Ventura, à Luanda, en Angola. Félix est albinos, bouquiniste et habite avec le narrateur (qui rit mais ne peut pas parler – en dehors de ses réflexions intérieures).
Un peu plus loin, il y a un indice sur le narrateur, je me suis dit, non ce n’est pas possible, l’auteur n’aurait pas osé ! Page 23, j’ai eu la confirmation de l’identité du narrateur ; incroyable ! j’étais déjà ferrée….
Au début de l’histoire, un homme étrange vient voir Félix et lui demande de lui constituer son passé. Jusque-là, Félix s’occupait uniquement de forger des passés de toutes pièces, mais sur des personnes réelles – juste redorer un blason en quelque sorte ; là, ce que demande son client, c’est de lui faire non seulement une identité mais aussi de faux papiers, une vie totalement inventée. Qu’a donc José Buchmann à se reprocher pour qu’il veuille ainsi faire table rase de toute sa vie…?

Un roman prenant entre rêves (nombreux) et réalité (magique) …Marquant…

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Deux extraits

(Incipit)
Je suis né dans cette maison et j’y ai grandi. Je n’en suis jamais sorti. Lorsque vient le soir j’appuie mon corps contre le cristal des fenêtres et je contemple le ciel. J’aime voir les flammes hautes, les nuages au galop et, au-dessus, les anges, des légions d’ange, qui secouent les étincelles de leur chevelure, en agitant leurs grandes ailes en flammes. C’est toujours le même spectacle. Tous les soirs, pourtant je viens jusqu’ici, et je m’amuse et je m’émeus comme si je le voyais pour la première fois. La semaine dernière Félix Ventura est arrivé plus tôt et m’a surpris à rire pendant que là dehors, dans l’azur agité, un énorme nuage courait en rond, comme un chien tentant d’éteindre le feu qui lui embrasait la queue.
– Ah, c’est incroyable ! Tu ris ?
L’étonnement de cette créature m’a irrité. J’ai eu peur mais je n’ai pas bougé d’un muscle. L’albinos a ôté ses lunettes noires, les a rangées dans la poche intérieure de sa veste, puis il l’a quittée lentement, mélancoliquement, et accrochée avec soin sur le dossier d’une chaise. Il a choisi un disque de vinyle et l’a placé sur le vieil électrophone. Berceuse pour un fleuve, de Dora la Cigale, une chanteuse brésilienne qui, je pense a connu quelques notoriété dans les années 70. Ce qui m’amène à le supposer, c’est la pochette du disque. C’est le dessin d’une femme en bikini, noire, jolie, avec de larges ailes de papillons attachées dans le dos.
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Le passage ci dessous  est un extrait du rêve numéro trois entre le narrateur et Félix Ventura.
Il a changé de sujet. Il a raconté qu’il avait assisté, quelques jours plus tôt, à la présentation d’un nouveau roman d’un écrivain de la diaspora. C’était un emmerdeur, un indigné professionnel, qui bâtissait toute sa carrière à l’étranger, en vendant au lecteur européen l’horreur de la nation. La misère a beaucoup de succès dans les pays riches. Le modérateur, poète local, député du parti de la majorité, avait fait l’éloge du nouveau roman, en même temps qu’il fustigeait l’auteur parce qu’il trouvait que son point de vue sur l’histoire récente du pays était falsifié. Une fois le débat ouvert, tout de suite, un autre poète, lui aussi député, et plus connu pour son passé de révolutionnaire que pour son activité littéraire, a levé la main :
– Dans vos romans, vous mentez volontairement ou par ignorance ?
Il y a eu des rires. Un murmure d’approbation. L’écrivain a hésité trois secondes. Puis il a contre-attaqué :
– Je suis menteur par vocation, a-t-il hurlé. Je me régale à mentir. La littérature est le seul moyen que possède un véritable menteur pour se faire accepter socialement.
Il a ensuite ajouté, plus sobrement, en baissant la voix, que la grande différence entre les dictatures et les démocraties, c’était que dans le premier système il n’y a qu’une vérité, la vérité imposée par le pouvoir, alors que dans les pays libres chacun a le droit de défendre sa propre version des événements.La vérité, a-t-il dit, est une superstition. Louis Félix, cette idée l’a impressionné.
– Je pense que ce que je fais est une forme avancée de la littérature, m’a-t-il confié. Moi aussi je crée des intrigues, j’invente des personnages, mais au lieu de les garder prisonniers dans un livre je leur donne vie, je les jette dans la réalité.
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Le mois espagnol (et lusophone) est chez Sharon, les logos sont concoctés par Belette

 

Les intermittences de la mort – José Saramago

Ce fut bien plus qu’une hécatombe. Pendant les six mois qu’avait duré la trêve unilatérale de la mort, plus de soixante mille moribonds s’étaient accumulés sur une liste d’attente comme on n’en avait jamais vu, exactement soixante-deux mille cinq cent quatre-vingt, mis en paix d’un seul coup par l’œuvre d’un unique instant, d’une fraction de temps chargée d’une puissance mortifère, comparable seulement à certains actes humains répréhensibles. À propos, nous ne résisterons pas à l’impulsion de rappeler que la mort, par elle-même, à elle seule, sans aucune aide extérieure, a toujours beaucoup moins tué que l’homme. Un esprit curieux se demandera peut-être comment nous avons fait pour arriver à ce chiffre précis de soixante-deux mille cinq cent quatre-vingt personnes fermant les yeux en même temps et pour toujours. Ce fut très facile. Sachant que le pays dans lequel cela se passe compte environ dix millions d’habitants et que le taux de mortalité est approximativement de dix pour mille, deux opérations arithmétiques simples, parmi les plus élémentaires, la multiplication et la division, ainsi qu’une pondération minutieuse des proportions intermédiaires mensuelles et annuelles, nous ont permis d’obtenir une étroite bande numérique dans laquelle la somme finalement indiquée nous a semblé représenter une moyenne raisonnable, et si nous disons raisonnable c’est parce que nous aurions pu aussi bien adopter les nombres latéraux de soixante-deux mille cinq cent soixante-dix-neuf ou soixante-deux mille cinq cent quatre-vingt une personnes, si la mort inattendue et au tout dernier moment du président de la corporation des pompes funèbres n’était pas venu introduire dans nos calculs un facteur de perturbation.

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Les intermittences de la mort – José Saramago