Que lire un 5 juillet ?

Quatre ans plus tard, le 5 juillet 1952, les quatre enfants Bernache s’amusaient dans le jardin de la maison familiale à Minos Blancas. Ils n’étaient pas tout seuls : il y avait avec eux Bah, l’opossum, qu’ils avaient récemment divinisé sous le nom de Bah-Noga, trois chiens (un dalmatien, un labrador et un caniche royal), et une tripotée de chats dont nul n’aurait pu savoir le nombre car ils étaient éparpillés dans les arbres.
Aujourd’hui était un jour particulier de l’année 1952, et les enfants avaient droit à un repos légitime, ayant accompli ce matin en toute dignité leur devoir de citoyens. C’était le temps de l’élection présidentielle, et un à un après le cours de mathématiques de ce samedi 5 juillet, tous les élèves de l’école primaire étaient allés mettre leur bulletin dans l’urne de la classe, ayant auparavant recopié d’une main sérieuse et appliquée le nom indiqué à la craie sur le tableau noir : « Adolfo Ruiz Cortines ». C’était le nom du candidat officiel du Partido Revolucionaro Institucional, celui qu’il fallait dûment élire ce dimanche et pour lequel Mademoiselle Rosario Ortega, l’institutrice, apportait l’humble contribution de cette urne si précieuse remplie de billets en buvard rose et pliés en quatre, dont elle avait la clé, qu’elle garderait farouchement dans l’armoire des dictionnaires et des encyclopédies, fermée également (cette deuxième clé, elle allait la cacher chez elle dans son armoire à pharmacie), jusqu’à l’heure solennelle où il faudrait remettre cette récolte à l’organisateur local, le lendemain à vingt heures précises, pour que le futur élu ne manque pas d’être élu – avec l’aide des petits enfants et de la Vierge de Guadalupe.
Car la Vierge aussi avait voté. On racontait que quelqu’un l’avait vue le dimanche précédent sur les hauteurs de roche et de poussière de la Quemada, où seules les chèvres venaient : elle avait déposé sur l’autel roulant de la chapelle Sangre de la Piedra un linge où était écrit le nom du futur président, et le curé de la Quemada avait pendu ce linge en triomphe au fronton de l’église qui du jour au lendemain avait cessé d’être abandonnée en haut du monticule de pierres, et en réfutation formelle des mécréants il montrait le linge accroché au ciment flambant neuf, et dans les échafaudages du chœur encore tout en travaux, parmi les odeurs de sciure et de peinture fraîche mêlées à l’encens, il vendait désormais des cierges par dizaines et par dizaines, à tous les pardonnés qui revenaient enfin dans la voie du Seigneur, qui gravissaient la colline et malgré la chaleur se pressaient pour voir le nom écrit par la main de la Vierge, certains en priant, tandis que beaucoup d’autres riaient à n’en plus finir, et l’un d’entre ne riant pas vraiment (il ricana plutôt) prononça même ces paroles la revolucíon se murío, por la tanto vive la Virgen !

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Les hommes-couleurs de Cloé Korman

Que lire un 20 avril ?

Au début des années 60 le ministre était un jeune employé des Postes à Luanda. Il tenait la batterie dans un groupe de rock, les Innommables. Il s’intéressait davantage aux femmes qu’à la politique. Ça c’est la vérité, ou plutôt, la vérité prosaïque. Dans le livre, le ministre révèle que déjà à cette époque il se consacrait à l’activité politique, combattant dans la clandestinité, dans la clandestinité totale, même, le colonialisme portugais. Encouragé par le sang impétueux de ses ancêtres – il se réfère souvent à Salvador Correia de Sá e Benevides – il avait créé à la poste une cellule de soutien aux mouvements de la libération. Le groupe s’était spécialisé dans la distribution de tracts glissés dans la correspondance adressée aux fonctionnaires coloniaux. Trois de ses membres, dont le ministre, avait été dénoncé à la police politique portugaise et emprisonnés le 20 avril 1974. Cinq jours plus tard, la révolution des œillets leur avait sans doute sauvé la vie.

Le marchand de passé – José Eduardo Agualusa

Que lire un 30 mars ?

Le rideau du mystère entretenu par Lily et Lucy se leva inopinément le 30 mars 1950, au dernier jour de cet été mémorable, à la surprise-partie de Marirosa Alvarez-Calderon, cette grosse bouffie. Une soirée qui allait nous marquer à jamais et rester dans toutes les mémoires. La maison des Alvarez-Calderon, à l’angle des rues 28 de Julio et La Paz, était la plus belle de Miraflores, voire du Pérou, avec ses jardins aux arbres aériens, ses acacias à fleurs jaunes, ses plantes grimpantes, ses rosiers et les faïences bleues de sa piscine. Les fêtes de Marirosa comportaient toujours un orchestre et un essaim de garçons pour servir, la nuit durant, gâteaux, amuse-gueule, sandwiches, jus de fruits et toutes sortes de boissons non alcoolisées, et l’on s’y préparait comme pour monter au septième ciel. Tout alla à merveille jusqu’à ce que, une fois les lumières éteintes, la centaine de filles et de garçons entourent Marirosa en lui chantant Happy Birthday to You, et elle de souffler sur les quinze bougies de son gâteau d’anniversaire et nous de faire la queue pour le baiser de circonstances.


Tours et détours de la vilaine fille – Mario Vargas Llosa

Que lire un 14 février ?

Il avait passé ces premiers mois d’incarcération à recomposer les traits de son visage de manière à avoir l’air d’un homme, auquel il était désormais interdit de pleurer, puis son corps s’était figé dans la même raideur que son visage, endurci par le froid qui vient une fois la douleur morte. Son corps avait survécu à cette première année, mais cela ne lui était d’aucun soulagement car son esprit continuait de vivre et d’engendrer des pensées grouillantes tels des cafards. La vraie survie consiste à apprendre à maquiller les souvenirs, déformer les souvenirs, effacer les souvenirs, tout ce qui demeure, poursuivre les ordres, la mêlée, les palabres, les combats. Surtout les combats. Survivre par tous les moyens nécessaires et apprendre à gérer la honte, car ils ne te laissent pas d’autres choix. Que se passe-t-il quand à force ton propre cœur s’est vidé de son sang ? À la fin, quand ils l’envoyèrent à l’autre bout de l’État dans les quartiers de sécurité minimum, l’émotion n’était plus que le cadavre d’une sensation dans un corps mort et enterré. Puis il lui expliquèrent qu’il pouvait brosser les chevaux, apprendre à se débrouiller tout seul, à se distinguer, pratiquer le sport des rois. Il n’était ni naïf, ni romantique, il vit clair dans leur jeu très rapidement : les chevaux, ce n’est rien d’autre qu’une drogue différente, les chevaux c’est de l’héroïne. D’ailleurs, les riches donnent dans les mêmes arnaques, simplement ils croient que leur paris ne sont que des jeux sans conséquences réelles. Contrairement à eux, il entrait là les yeux grands ouverts. Il avait lu tout ce qu’il avait pu se procurer sur le sujet, étudié comme un fou, puis il avait été choisi, car il était le seul à connaître les différences entre les chevaux à sang chaud et les chevaux à sang froid, les mors de bride et les filets de bride, le Byerley Turk et le Godolphin Arabian. Il savait ce qu’était un animal de proie.
Le premier jour de sa vie fut le 14 février : ils les emmenèrent tous aux granges par paires, tels les couples d’animaux dans l’Arche, les vieux, tranquilles sous leurs chapeaux, et Allmon, le plus jeune, vingt-deux ans maintenant. Un homme blanc se tenait là, un ancien entraîneur, avec un alezan massif au bout de sa bride, un pur sang retapé. Les mots de cet homme sur les premiers mots de la vie d’Allmon :
« Joyeuse Saint-Valentin, Messieurs, et bienvenue pour votre premier jour au Camp d’entraînement du pur sang. Si vous avez été sélectionnés pour ce programme, cela signifie que vos examinateurs, de même que le comité du Programme des grooms, estiment que vous avez montré le potentiel et l’enthousiasme nécessaires à ce genre de tâche. Vous êtes l’un des élus. Comprenez moi bien : nous nous fichons de ce que vous avez fait pour vous retrouver en prison. Nous ne nous intéressons qu’à la façon dont vous êtes conduits depuis. Vous sortirez de Blackburn dans environ six mois, et afin de vous préparer, cette moitié d’année à venir sera consacrée à l’univers des chevaux – leur histoire, leur entretien, leur nourriture, leurs soins, et incidemment quelques notions de sciences vétérinaires.
« Monsieur, les cents chevaux de ce programme viennent de tout le pays ; nous avons des chevaux à vendre qui ont déjà pris quatre-vingt-dix kilos de muscles depuis leur arrivée, nous avons des coureurs de seconde zone qu’on a fait courir sur des genoux cassés, des tendons fléchis, nous avons quelques vainqueurs de stakes classés, donc vous reconnaîtrez les noms si vous lisez le Racing Firm. La seule chose qu’ils ont en commun est d’avoir été les rebuts d’encan, sauvés in extremis de l’abattoir. Environ cent mille chevaux sont abattus chaque année dans ce pays. On élève des pur-sang à hauteur de trente mille bêtes par an, par conséquent, pour un vainqueur de Stake, environ deux cents trotteurs partent à l’abattoir quand ce qu’ils gagnent ne compense pas ce qu’ils coûtent. On leur enfonce un clou de dix centimètres dans le front pour les assommer, puis on les suspend par une jambe arrière et on leur tranche la gorge, on les saigne. Je veux que vous ayez cela à l’esprit quand vous vous occuperez de ces chevaux – vous avez ici la possibilité de sauver des vies. Devenir groom est une vocation particulière. Les éleveurs élèvent des chevaux de plus en plus gros sur des jambes toujours plus faibles, les propriétaires vivent rarement au milieu de leurs bêtes, la plupart d’entre eux sont là pour l’argent ou pour la frime, les vétérinaires et les entraîneurs les chargent aux médicaments et les font courir, même quand ils sont blessés, quant aux jockeys ils se font un maximum de fric sur leur dos. Vous les entendrez tous raconter qu’ils aiment les chevaux, mais en ce qui me concerne, les seuls qui ont droit de dire une chose pareille, ce sont les grooms. Vous nourrissez les chevaux, vous les brossez, vous les caressez, donc vous pouvez dire que vous les aimez. Nous avons un vieux proverbe dans ce métier : « traite ton cheval comme un ami, pas comme un esclave. » C’est de cela que je parle. À présent, approchez , et venez rencontrer votre premier cheval. »

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Le sport des rois – C.E Morgan

Que lire un 2 janvier à 1 heure du matin ?

Les jours passent, mon lecteur. Les semaines aussi. Comme j’ai bien mauvaise mémoire et que je n’ai pas tenu de journal à l’époque dont il va être maintenant question, la succession précise d’événements n’est pas plus claire dans mon esprit que dans ces pages. Les dés ne m’ont commandé d’écrire mon autobiographie que près de trois ans après ma découverte ; la valeur historique de mes faits et gestes n’était donc pas alors évidente pour moi.
D’autre part, il est probable que ma mémoire infidèle et sélective ne retienne que le plus important. Peut-être confère-t-elle à ma vie hasardeuse une structure qui s’estomperait si je me souvenais de tout. Supposons donc que ce que j’oublie est a priori insignifiant et, de même, que ce que je me rappelle est capital. Ce ne sera peut-être pas l’impression générale, mais on a ainsi une théorie commode de l’autobiographie. Et puis, si l’enchaînement des chapitres ou des scènes vous paraît particulièrement illogique, attribuez le soit à l’arbitraire de ma mémoire, soit au hasard de la chute d’un dé. Cela rend notre itinéraire plus psychédélique.
Dans mon évolution vers une hasardisation totale, ce qui se passa le 2 janvier 1969 à une heure du matin est le premier événement notable que je trouve maintenant à rapporter.
Je décidai de commencer la nouvelle année (je démarre toujours lentement) en confiant aux dés le soin de décider de mon destin à long terme.

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L’homme-dé – Luke Rhinehart

Que lire un 31 décembre ?

À vingt-trois heures cinquante-neuf minutes de ce trente et un décembre, personne n’aurait eu la naïveté de parier une allumette usée sur la vie de la royale dame. Ayant abandonné tout espoir, les médecins s’étant rendus à l’évidence inexorable, la famille royale, disposée hiérarchiquement autour du lit, attendait avec résignation le dernier soupir de la matriarche, quelques mots brefs peut-être, une ultime sentence édifiante destinée à la formation morale des princes, ses petits-enfants bien-aimés, une jolie phrase bien tournée et peut-être, à l’intention de la mémoire immanquablement ingrate de ses futurs sujets. Puis, comme si le temps s’était arrêté, il ne se passa rien. L’état de la reine mère ne s’améliora ni n’empira, il resta comme en suspens, le corps frêle oscillant à l’orée de la vie, menaçant à chaque instant de tomber de l’autre côté, mais rattaché à celui-ci par un fil ténu que la mort, car ce ne pouvait être qu’elle, continuait à retenir, par un étrange caprice. L’on était déjà passé à la journée suivante et ce jour là, comme cela fut annoncé dès le commencement de ce récit, personne ne mourrait.

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José Saramago – Les intermittences de la mort

Que lire un 16 novembre ?

Un jour calme de novembre après les obsèques, Père partit et ne revint pas.
L’année de son départ, l’été à Old Buckram avait été d’une sécheresse biblique. Les sources montagneuses s’étaient taries et les dalles noires qui couvraient le lit d’Abbadon Creek s’étaient changées en os, mais l’automne avait apporté une pluie abondante et régulière qui, jour après jour, refusait de cesser. De nouveau, Abbadon Creek sortait de son lit, débordant d’une eau froide et trouble, et une lourde nappe de brouillard pesait sur chaque coin des sombres collines. Le sommet des montagnes était caché par des nuages qui ne bougeaient plus.
Le jour en question : le 16 novembre 1985. Un samedi. Trompé de pluie, sombre, la nuit tombant tôt.

Les jours de silence – Phillip Lewis

Que lire un 9 novembre ?

Le 9 novembre, c’était mon second combat, au Palacio de Gatbrick cette fois-ci. Grâce à l’article que la double V avait écrit et que plusieurs médias locaux avaient relayé, notamment le Chronica News et le Daily News Open, quelques latinos étaient venus voir : « Le descendant de Moctezuma, le Quetzalcóatl des Sumériens. L’Inca des babyloniens. L’Hercule aztèque… », et mille autres trucs qui lui étaient passés par la tête à cette folle au moment d’écrire.

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Gabacho – Aura Xilonen

Que lire un 2 novembre ?

Madame Lurgan rêvait à la soirée glaciale du mardi 2 novembre 1964 quand, âgée de vingt ans et vêtue d’une robe à pois outrageusement courte, elle avait parcouru cent soixante-dix mètres en pleurant et en agitant bras et jambes, sur le toit de la grosse voiture noire qui ramenait les Beatles du cinéma ABC sur Fisherwick Avenue jusqu’au moment où, par pur bonté d’âme, ils avaient fait arrêter ladite voiture et elle-même était tombée sur le macadam, lequel s’était révélé infiniment plus dur qu’on aurait pu le croire.

Eureka Street – Robert McLiam Wilson

Que lire un 17 octobre ?

Nous avons fini vers quatre heures. À la suggestion de Ronnie, nous sommes allés boire deux trois pintes au Bolchévik. Je n’avais pas envie d’y aller, mais refuser aurait paru impoli. Je n’avais pas envie de ressembler à un diplômé de la fac, ni à un être humain, ni à rien de tel.
Le Bolchévik était un vieux bar du centre-ville, à la décoration et à la propreté douteuse. Il avait été ouvert au début des années vingt par le seul communiste d’Irlande. D’abord baptisé l’Octobre 17, il devint le Lénine parce que les clients demandaient sans arrêt ce qui s’était passé le 17 octobre. Le Lénine fut rebaptisé le Trotski, puis le Staline – qui jouit d’une brève popularité durant les dernières années de la Seconde Guerre mondiale –, puis le Khrouchtchev, le Gagarine, le Révolution, nom aussitôt abandonné au début des Troubles, et ensuite le Bolchévik. Le premier propriétaire était mort depuis belle lurette, mais ses descendants respectaient scrupuleusement les traditions de la nomenclature soviétique. Malheureusement les citoyens surnommaient aussi le Bolchévik la Chaude Bique et l’établissement était surtout fréquenté par des protestants réactionnaires de l’espèce la plus intransigeante. Il n’y avait pas de révolutionnaire et Rajinder ne se joignait jamais à nous. Au Bolchévik , Ronnie était toujours immensément heureux. Lui et les autres colons s’y sentaient chez eux, au cœur de leur destin.
J’ai échangé quelques platitudes éculées avec mes camarades de chantier. Ils m’ont encore reproché mon voyage imminent dans le Train de la Paix. Ils sont devenus sérieux. Ils se sont plaints. Ils ont évoqué leur peur de protestants, les conspirations qu’on ourdissait contre eux, Partout, les catholiques gagnaient du terrain, y compris juste en face d’eux s’ils avaient pu le deviner. La Commission du Juste Emploi mettait leurs ennemis sur le marché. Les cathos trouvaient assez d’argent pour acheter des biens dans les bons quartiers protestants où les maisons n’avaient pas de merde sur les murs. Le RUC n’avait même plus le droit de les descendre et lorsqu’un bon protestant foutait dehors l’un de ces infects salopards, et bien , comble du scandale, on le flanquait en prison comme s’il avait commis un crime. Les seins et la formation universitaire en moins, ces gars là me rappelait Aoirghe. Je n’ai rien dit.
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Eureka Street – Robert McLiam Wilson