Le pont sur la Drina – Ivo Andric

LC avec Edualc 🙂

La première partie raconte la construction au 16ème siècle de ce pont situé dans une région entre Turquie, Autriche, Serbie et Bosnie. L’auteur sait retranscrire l’ambiance d’une place grouillante de monde, d’un pont à la fois lieu d’échange mais aussi de séparation. La nature ne se laisse pas dompter si facilement et la construction sera longue et laborieuse.

L’écriture m’a intéressée mais l’histoire moins : en effet il s’agit plus de chroniques (qui s’étendent du 16ème siècle au 20ème siècle) que d’un roman avec des personnages que l’on prend plaisir à suivre (d’autant plus que les personnages mis en avant meurent souvent jeunes et dans des circonstances tragiques : empalement, suicide, tortures…)

Turcs, musulmans, chrétiens, juifs se croisent sur la kapia (terrasse sur le pont où est installé une sorte d’auberge), à la fin du 19eme siècle l’occupant se fait autrichien.

Compte tenu de diverses circonstances, j’ai eu un peu de mal à finir ce livre et je remercie Edualc pour sa patience :-).

Un extrait

L’entrée solennelle et officielle des troupes autrichiennes n’eut lieu que le lendemain.

De mémoire d’homme, jamais un tel silence n’avait régné sur la ville. Les magasins n’ouvrirent pas. Les portes et les fenêtres des maisons restèrent closes, bien que ce fût une journée ensoleillée et chaude de la fin d’août. Les rues étaient vides, les cours et les jardins comme abandonnés.

Dans les maisons musulmanes, c’était l’accablement et le désarroi, chez les chrétiens, la prudence et la perplexité. Mais partout et chez tous, la peur régnait . Les autrichiens qui faisaient leur entrée avaient peur des embuscades. Les musulmans avaient peur des Autrichiens, les serbes des autrichiens et des musulmans. Les juifs craignaient tout le monde car, surtout en temps de guerre, tout le monde est plus fort qu’eux. Tous avaient encore, dans leurs oreilles, l’écho de la canonnade de la veille.

Blackwood – Michael Farris Smith

LC avec Edualc

L’action se déroule au début en 1956 puis en 1976 dans le Mississippi.

Dans le premier chapitre le jeune Colburn, adolescent, assiste au suicide de son père (celui ci se pend dans la grange) (Pour ne pas spoiler, je ne vous dis pas toute la vérité)

20 ans plus tard, dans cette petite ville, qui se meurt, Colburn revient sur les lieux de son enfance, qu’il avait quitté après le drame. Il s’agit d’une toute petite ville, donc tout le monde sait qui il est et ce qu’il a vécu enfant. Il rencontre Celia, une jeune femme qui tient un bar, il apprend un peu plus tard que son père avait consulté la mère de Celia, voyante et s’était suicidé peu après. À la suite de cette consultation, la mère de  Celia avait arrêté ses consultations de voyance. On ne saura pas pourquoi, dans ce roman, il y a énormément de non-dits. Tout est dans l’atmosphère glauque, oppressante. 

Dans le même temps, une famille étrange arrive dans ce même village. Les membres de cette  famille n’ont pas de nom : il y a l’homme, la femme et le garçon. Dans le chapitre précédent on avait assisté à l’abandon du plus jeune des enfants du couple. Cette famille assez effrayante et m’a beaucoup marquée. 

Voilà en quelques mots, l’atmosphère de ce livre très sombre. Il semble qu’il n’y aie aucun espoir possible (en même temps, l’écriture est assez envoûtante).

Colburn s’attache à Celia. On ne comprend pas trop ses motivations, même si on suit ses pensées : veut-il comprendre le suicide de son père ? est-il lui-même suicidaire ? 

Un autre personnage est le shérif Myer, la soixantaine, proche de la retraite. Il essaye de préserver sa ville et se rend compte du danger d’un côté de Colburn, et de l’autre côté de la famille dysfonctionnelle entrevue précédemment.

La tension monte, on se rend assez vite compte qu’il va y avoir un (ou plusieurs) drames. Tout du long l’ambiance reste troublante, étrange, suffocante.

En conclusion: très sombre, mais très intéressant….

Quelques extraits :

La brutalité de l’indifférence et les années d’enfance qu’il avait gâchées à tenter de plaire à un homme à qui il n’était pas possible de plaire et les années de jeunesse qu’il avait gâchées à tenter de comprendre ce qu’il avait fait pour qu’il se passe la corde au cou. La main de sa mère tendue vers lui quand elle lui avait parlé de son frère. Comme si un geste aussi simple pouvait effacer une vie de questions et de culpabilité, et comment il avait laissé cette main posée là sur la table. Ouverte et vide.

**

Il y a quelque chose chez cet homme et cette femme et ce garçon. C’est presque comme si on les voyait au fond d’un trou mais qu’on savait qu’on ne peut rien faire pour les en sortir. Et si c’était la seule chose qui me turlupinait ce ne serait pas si terrible, mais ce n’est pas tout. On sait toi comme moi que cette ville est en train de mourir. Ça fait longtemps que ça dure et je ne m’en plains pas.

Le dernier des Weynfeldt – Martin Suter

LC avec Edualc

Premier chapitre : Adrian se retrouve devant une jeune femme qui manifestement veut se suicider. Il l’incite à ne pas commettre l’irréparable (et y parvient d’une façon surprenante). La description est précise, notamment le vernis à ongles de la jeune fille puis petit à petit on apprend que celle-ci est rousse et qu’ils ont « passé la nuit ensemble » même s’il ne se rappelle pas son prénom, peut-être Gabriela ?

Adrian se remémore ensuite les circonstances de cette soirée un peu hors de l’ordinaire qui l’amène à essayer de convaincre une jeune femme de ne pas se suicider.

Adrian est âgé d’une cinquantaine d’années, il est expert en art et s’accommode facilement d’une vie un peu monotone entre amis plus jeunes (qu’il finance) et amis plus âgés (amis de ses parents en fait).

Un de ses amis est au bord de la ruine et le charge de vendre le tableau de la couverture « femme nue de dos accroupie devant une salamandre ».

Ce roman commencé un dimanche m’a enthousiasmée pour la première moitié, j’ai aimé le ton à la fois profond et détaché et puis vers la moitié j’ai un peu décroché : j’ai trouvé l’intrigue plus convenue et attendue : plus de réelles surprises et plus d’attentes de mon côté. Reste à savoir si cela vient du livre en lui même ou si c’est dû à une petite forme de mon côté…La fin reste cependant surprenante et intéressante…

Allons lire chez Edualc ce qu’il en a pensé…Et s’il aura vu le film ….

Un extrait

Weynfeldt passa à la salle de bains, prit une douche et mit un pyjama frais. Comme chaque soir. Il en possédait quatorze, tous fournis par son tailleur de chemises, tous pourvus d’un monogramme, six bleu clair pour les jours pairs, six blancs à rayures bleues pour les jours impairs, deux blancs pour les dimanches. L’une des petites marottes qu’il s’autorisait et qui lui permettaient d’apporter un peu de luxe et de régularité dans sa vie. Car il croyait à la régularité comme à une vertu prolongeant l’existence.
Mais la théorie inverse existait aussi : la régularité rendait les journées uniformes, or plus les évènements et les habitudes se répétaient, plus les jours se ressemblaient, et avec eux les années. Jusqu’à ce que la vie vous donne un jour l’impression de n’être qu’une seule et même journée.
Weinfeldt était convaincu du contraire. Plus on faisait le même chose, plus on fréquentait les mêmes lieux, plus on rencontrait les mêmes gens et plus les différences étaient réduites, plus le temps passait sans se faire remarquer, Une personne que l’on voit chaque mois plutôt que chaque année a toujours le même âge. Et l’on donne aussi à l’autre l’impression de ne pas vieillir.
La régularité ralentit de cours du temps. Weynfelt en était fermement persuadé. Les distractions peuvent certes rendre la vie plus riche en évènements, mais elles la raccourcissent aussi à coup sûr.

Lu dans le cadre des feuilles allemandes chez Eva et Patrice et chez Fabienne

Seul dans le noir – Paul Auster

Un homme, insomniaque, dans une maison, réfléchit.

A l’étage, se trouvent, chacune dans leur chambre, sa fille – presque la cinquantaine et qui n’arrive pas à surmonter son divorce et sa petite-fille de 25 ans, dont on apprend que le petit ami vient de mourir.

Lui est écrivain et écrit actuellement une étrange histoire où un magicien est propulsé dans un univers parallèle pour tuer le responsable d’une guerre aux USA.

Au départ on suit simultanément les deux histoires, l’insomniaque se remémore sa vie avec Sonia, chanteuse lyrique, leur séparation, leurs retrouvailles dix ans plus tard. Owen Brick, le jeune homme, plongé dans un univers alternatif en 2007, comprend peu à peu l’uchronie dans laquelle il a été précipité, il est chargé d’une mission horrible qu’il ne peut cautionner.

J’ai lu beaucoup de livres de Paul Auster et celui ci m’a passionné : il y est fait référence au pouvoir des histoires, aux chemins que peut prendre la vie, à la présence de personnes aimées pour qui on a envie de vivre.

Il y a beaucoup de digressions (le cinéma, la guerre en Irak, la famille…), je n’ai pas toujours compris où l’auteur a voulu emmener ses lecteurs mais j’en sors charmée, comme envoûtée par certaines images que l’auteur a su effleurer ou convoquer…

Extraits

Je l’ai mis dans un trou. Ça me semblait un bon début, une façon prometteuse de mettre les choses en train. Mettre un homme endormi dans un trou et voir ce qui se passe quand il se réveille et tente d’en sortir. Je parle d’un grand trou dans le sol, profond de près de trois mètres, creusé de manière à former un cercle parfait, avec des parois lisses en argile dense et solidement tassée, si dures que leur surface a la consistance de la terre cuite, voire du verre. C’est dire que, lorsqu’il aura ouvert les yeux, l’homme dans le trou sera incapable de s’en extirper. A moins qu’il ne dispose d’un équipement d’alpiniste – un marteau et des pitons d’acier, par exemple, ou une corde qui lui permettrait de s’arrimer à un arbre proche – mais cet homme n’est pas équipé et, une fois qu’il aura repris conscience, il comprendra bientôt la gravité de sa situation.

* *

Je ne comprends toujours pas pourquoi nous avons ressenti, tous les trois, la nécessité de regarder cette vidéo-comme si c’était une obligation sacrée. Nous savions tous les trois qu’elle continuerait à nous hanter pour le restant de nos jours, et pourtant nous avions je ne sais comment l’impression que nous devions être là avec Titus, que pour l’amour de lui nous devions garder les yeux face à l’horreur, l’aspirer en nous et l’y garder – en nous, cette mort solitaire et misérable, en nous, la cruauté qui lui fut infligée en ces derniers instants, en nous et en nul autre, afin de ne pas l’abandonner à la nuit impitoyable qui l’avait avalé.

Livre lu dans le cadre d’une lecture commune pour Goran, lecture organisée par la bouche à Oreilles (le livre choisi était Moon Palace mais je l’avais déjà lu)

L’octopus et moi – Erin Hortle

LC avec Edualc

Le premier chapitre est raconté par une pieuvre. Celle ci narre sa vie en Tasmanie, en particulier son rapport à ses sens, elle voit-goûte-touche la mer et son environnement. Après une rencontre avec une voiture, elle survit et retourne à la mer.

La suite est racontée par Lucy, la trentaine. Lucy a eu un cancer du sein et subit une double mastectomie. Elle est en rémission et a accepté une reconstruction de la poitrine. Originaire de Sidney, elle vit en couple avec Jem, pêcheur local d’Ormeaux.

Sans en dire plus sur l’histoire, j’ai beaucoup aimé.

Tout d’ailleurs : l’histoire (intéressante sans être mièvre), les personnages (Lucy, Jem, Harry, Flo la Tassie ainsi qu’une tatoueuse qui aura une importance capitale dans la reconstruction (physique et morale) de Lucy. Les anecdotes sonnent vraies (je pense à plusieurs séances de tricot et à la psy de Lucy). La nature est encore sauvage (la pieuvre est une narratrice mais il y a aussi un jeune phoque qui « prend la parole » plusieurs fois)

Alors j’ai quitté à regret la Tasmanie, les embruns, les puffins, Lucy et les autres….

Beaucoup d’émotions, des sourires, des frissons… bref un régal…

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Extraits :

Et c’est ainsi que ce soir-là j’ai enfilé un pull en laine et, à défaut de bottes en caoutchouc, ma combinaison de surf repliée à la taille. J’ai noué les bras de néoprène autour de moi comme un tablier, ai lancé à Jem «A plus!» et je suis sortie tranquillement, le laissant affalé devant la télé. Je me suis arrêtée à la porte pour enfiler mes Crocs et je me suis mise en marche à pas lourds sur le bord de la route qui part au nord en direction de Eaglehawk Bay, alors que le disque presque plein de la lune gibbeuse frôlait l’horizon du sud-est et s’élevait dans le ciel. Je suis arrivée pile au bon moment: lorsque j’ai rejoint Flo et Poppy au bord de l’eau, le crépuscule tournait au bleu marine et les étoiles étaient en train de s’allumer. En me voyant elles ont souri tout grand, leurs yeux et leurs dents reflétant la lumière nacrée. A la bonne heure! a dit Flo, et je lui ai répondu d’un sourire.

**


Je me propulse je m’enroule je tourbillonne et la surface approche et je touche-vois la clarté des étoiles qui frôle ma peau. Mes tentacules dessinent des traces sur le sable et je regarde les minuscules poissons les puces de mer s’éparpiller dans l’eau qui balance et soupire autour de moi. Mes tentacules s’enroulent tourbillonnent se rassemblent se bouclent sur le sable et le limon tandis que je me propulse je tourbillonne je …
Un oursin !
Je touche-goûte le venin de ses épines qui me piquent et j’ai mal je me propulse plus loin loin loin. Un tourbillon de bulles lave ma peau et je m’enroule me déroule je m’enroule me déroule et tout en tourbillonnant je me souviens de la chair onctueuse sucrée corsée dans mon bec.
Je me souviens que tapie dans un herbier d’algues onduleuses j’ai guetté une langouste dressée au-dessus d’un oursin qui l’a retourné de ses pinces. Une fois retourné ses épines étaient plus petites plus souples et j’ai vu que sa bouche était faible et pénétrable j’ai regardé la langouste tirer la chair par le trou et une brume de filaments est sortie en volutes dans l’eau et m’a frôlée je l’ai touchée-goûtée j’en voulais. J’ai ondulé lentement hors des herbes jusqu’aux rochers au-dessus de la langouste j’ai ouvert tout grand mon manteau et je l’ai laissé retomber sur elle je l’ai tirée en moi je l’ai engloutie et elle se secouait se contractait se débattait dans mes bras et je l’ai tenue et tenue encore j’ai senti le goût de sa panique de sa confusion de sa défaite jusqu’à ce qu’elle s’immobilise. J’ai d’abord pensé serrer la langouste broyer son armure dans mon bec mais dans ses pinces le goût-couleur-odeur de l’oursin était si sucré si corsé. J’ai abandonné la langouste qui s’est précipitée sous l’avancée rocheuse je me suis introduite dans la bouche de l’oursin du bout de mon tentacule recourbé j’ai sorti une lame de chair et je l’ai pressée contre mon bec c’était onctueux un délice.

L’homme qui aimait les chiens – Leonardo Padura

LC avec Edualc ❤

Chapitre 1 – Cuba – années 70, un homme assiste à l’enterrement de sa femme. Ce sera pour lui l’occasion de se remémorer son passé. Un ouragan tropical, Ivan (le même nom que le narrateur), menace La Havane. Il nous racontera plus tard sa première rencontre avec un mystérieux homme rencontré sur une plage, l’homme qui aimait les chiens.

Chapitre 2 – 1929 – Sibérie – Trotski et sa famille viennent de recevoir leur lettre d’exil, ils se dirigent vers une destination inconnue pendant une tempête de neige avec moins 40 degrés au thermomètre.

Chapitre 3 : 1936 – présentation de Ramon Mercarder, la guerre fait rage en Espagne, Ramon est révolutionnaire, il nous présente son parcours : de bonne famille bourgeoise, il semblerait tenir de sa mère, anarchiste (et héroïnomane) convaincue.

Dans ces trois premiers chapitres, nous avons devant nous la construction (tout en alternance) de ce roman historique : Trostski, Ivan, Ramon … trois hommes, trois destins…

800 pages que je n’ai pas vu passer même si j’ai souvent posé ce livre pour lire d’autres sources sur le net. L’auteur sait rendre l’Histoire passionnante, et rendre palpable l’évolution de ces personnes (ayant réellement existé pour un grand nombre d’entre elles).

Il m’a semblé que Padura était très proche des faits. Les purges staliniennes font froid dans le dos, Trotski a semblé prendre vie devant moi…

Ce roman (récit ?) est très addictif, en effet même si la fin est connue (Mercader va assassiner Trotski), le cheminement que Leonardo Padura va nous faire suivre est digne d’un roman à suspense…

Une fois le livre posé, je suis restée un moment ébahie de voir comment les gens étaient manipulés et bien peu maîtres de leurs actes …

Un livre passionnant et édifiant à lire

Un extrait

Puis il s’éloigna dans un coin, suivi de Maya (sa chienne), et s’efforça de chasser de son esprit les paroles que Piatakov lui avait dites, à la fin de cette sordide réunion du Comité central, en 1926, quand Staline, avec l’appui de Boukharine, avait obtenu son expulsion du Politburo et que Lev Davidovitch l’avait accusé devant les camarades d’être devenu le fossoyeur de la Révolution. En sortant, le rouquin Piatakov lui avait dit, en lui parlant à l’oreille selon son habitude : « Pourquoi, mais enfin pourquoi as-tu fait ça?… Il ne te pardonnera jamais cette offense! Il te la fera payer jusqu’à la troisième ou quatrième génération ». Serait-ce possible que la haine politique de Staline parvienne à affecter ces jeunes gens qui représentent le meilleur, non seulement de la Révolution, mais de la vie ? se demanda-t-il. Sa bassesse atteindrait-elle Sérioja, lui qui avait appris à lire et à compter à la petite Svetlana Stalina ? Et il fut obligé de répondre que la haine était une maladie imparable tandis qu’il caressait la tête de sa chienne et contemplait pour la dernière fois – il le pressentait dans for intérieur – la ville où trente ans auparavant, il avait épousé pour toujours la Révolution.

La lucarne – José Saramago

Premier roman de José Saramago (écrit dans les années 50 et paru seulement en 2010)
La photo couverture est très bien trouvée : un immeuble éclairé avec une multitude de fenêtres. José Saramago nous plonge dans le quotidien des habitants de cet immeuble. le point commun entre ses habitants : la pauvreté, la promiscuité, le manque de perspectives …dans un Portugal où le régime politique n’est quasiment pas évoqué.
Plusieurs familles m’ont marquée ; la première est celle formée par le cordonnier et son épouse : pour joindre les deux bouts, ils decident de louer une chambre à un jeune homme, Abel avec qui le cordonnier aura des discussions philosophiques et inattendues.
J’ai aussi beaucoup aimé les personnages d’Emilio qui veut quitter sa femme (espagnole) mais qui ne s’y résout pas du fait de la présence de leur fils de 6 ans. Une autre famille est composée de 4 femmes : une mère, sa soeur et les deux filles adultes de la première. Difficile à presque trente ans de vivre dans une maison exclusivement féminine…et sans perspective de pouvoir en partir.
Il y également Lydia,une femme entretenue, qui reçoit son amant une à deux fois par semaine, cet amant ayant rapidement des vues sur une jeune fille de 18 ans qui réside également dans l’immeuble…

Une chronique sociale qui m’a réjouie par sa subtilité.

**

La poésie est peut-être comme une eau qui coule, une eau qui naît de la montagne, simple et naturelle, gratuite en soi. La soif réside dans les hommes, le besoin réside dans les hommes, et c’est seulement parce que soif et besoin existent que l’eau cesse d’être désintéressée. Mais en est-il de même pour la poésie ?

**

Entre les voiles oscillants qui peuplaient son sommeil, Silvestre commença à entendre des entrechoquements de vaisselle et il aurait presque juré que des clartés s’insinuaient à travers les grandes mailles des rideaux. Sur le point de se fâcher, il s’aperçut soudain
qu’il était en train de se réveiller. Il cligna plusieurs fois des paupières, bâilla et demeura immobile, sentant le sommeil s’éloigner lentement. D’un mouvement rapide, il s’assit dans le lit. Faisant craquer bruyamment les articulations de ses bras, il s’étira.
Sous le vêtement, les muscles de son dos roulèrent et tressaillirent. Il avait un torse puissant, des bras épais et durs, des omoplates revêtues de muscles entrelacés.
Il avait besoin de ces muscles pour son métier de cordonnier. Ses mains étaient comme pétrifiées, la peau de ses paumes était devenue si épaisse qu’on aurait pu y passer une aiguille avec un fil sans qu’elle saigne.
Il sortit les jambes hors du lit avec un mouvement de rotation plus lent. Ses cuisses maigres et ses rotules blanchies par le frottement du pantalon qui en élaguait les poils attristaient et désolaient profondément Silvestre. Il était indéniablement fier de son torse, mais détestait ses jambes, si décharnées qu’elles semblaient ne pas lui appartenir.

Mois espagnol (et lusophone) chez Sharon

Amour, Prozac et autres curiosités – Lucia Etxebarria

Il était une fois trois soeurs … voila pour le début, il n’y aura pas de conte de fées, car pour les trois soeurs, le départ dans la vie n’a pas été facile : leur père est parti quand elle avaient respectivement 4, 10 et 12 ans ; et leur mère de leur avis quasi unanime est très froide et distante.
Chacune des trois soeurs prend la parole à tour de rôle et j’ai été conquise par le ton très juste.
La plus jeune, Cristina, 24 ans est la plus cash (ou trash) elle carbure à l’ectasy …elle m’a beaucoup touchée par son autodérision et son cynisme..et son chagrin d’amour…
Rosa, la fille du milieu est cadre dirigeante, elle est riche mais seule, c’est celle qui se dévoile le moins des trois ; le prozac l’aide beaucoup….
Ana, 32 ans est mère de famille au foyer, elle glisse doucement dans la dépression, sa « confession » nous amenant vers un secret qu’elle n’a jamais dit à personne : la culpabilité la ronge …

Un roman avec trois portraits de femme (parfois très crus) qui m’ont enchantée.

Quelques extraits

La vie devrait être comme une éphéméride. Tous les jours, on devrait pouvoir en arracher une page pour en commencer une autre en blanc. Mais la vie est comme une couche géologique. Tout s’accumule, tout compte. Toute chose a une influence. Et l’averse d’aujourd’hui peut annoncer le tremblement de terre de demain.

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Ce n’est pas que je déteste Ana ni rien de ce genre. Je ne m’entends pas avec elle. Je ne m’en cache pas. Simplement, je ne supporte pas ces silences embarrassants qui s’établissent inévitablement quand nous nous retrouvons seules. Mes sujets préférés (la musique, les hommes, la drogue, les livres, le cinéma, les psycho-killers, le réalisme sale) n’intéressent absolument pas Ana, et les siens (décoration, garderie, beauté, cuisine, mode) m’ennuient souverainement.

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Le mois espagnol est chez Sharon

Nos vies en flammes – David Joy

LC avec Edualc 🙂

Ce livre est à la fois enthousiasmant et déprimant. Enthousiasmant pour la qualité de l’écriture et de la réflexion de cet écrivain, déprimant sur le fonds.

Commençons donc par le fond pour évacuer ce qui m’a déprimée : l’action se passe aux États-Unis dans les Appalaches, tout près d’une réserve Cherokee. Ce coin est très pauvre, il est de plus ravagé par les incendies de plus en plus nombreux, par-dessus cette calamité « naturelle » la population n’a pas beaucoup d’espoir et les jeunes tombent rapidement dans la drogue. Le fils Ricky est toxicomane depuis une vingtaine d’années (il a maintenant 40 ans). Son père Raymond lui sauve une dernière fois la mise car il doit 10 000 dollars à un chef de gang.

Côté passionnant je n’ai pas lâché ce livre une seconde car l’auteur sait maintenir à la fois le suspense pour ses personnages et aussi les rendre sympathique (même si de nombreux personnages sont des drogués notoires).

Les personnages secondaires sont également bien campés qu’il s’agisse d’un des flics infiltré pour essayer de démontrer ce trafic de drogue, de Denny, un indien lui aussi esclave de l’héroïne, d’une des amies de Raymond, flic également, qui essaye de venir en aide à Raymond.

En conclusion une sensation d’un monde qui s’effondre ou plutôt qui part en flammes…

L’auteur dédicace ce livre à Ron Rash, auteur que j’apprécie énormément.

Deux extraits

Quand un homme atteint la fin de quelque chose, c’est une chose de regarder entre ses mains et de voir sa propre vie en morceaux, mais c’en est une tout autre que de regarder en arrière et de voir tout dévasté dans son sillage. La vie ne peut aller que dans une direction, et ce qui reste derrière est à la fois puissant et permanent. Il avait pendant si longtemps refusé de se retourner. Désormais, il ne supportait pas l’idée d’avancer.

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Ceux qui restaient élevaient leurs enfants dans l’espoir qu’ils s’en sortiraient mieux. Ils leur conseillaient de faire des études pour trouver un bon boulot qui ne rendrait pas leurs mains calleuses, qui ne leur crevasserait pas la peau, qui ne leur briserait pas les os. Nous ne voulons pas que tu sois obligé de travailler comme nous l’avons fait. Voilà ce qu’ils disaient, et c’était une pensée noble mais de mauvais augure. Car au lieu de rester ancrés à l’endroit qui portait leur nom, ils emportaient leur nom avec eux quand ils partaient. Le tissu même de ce qui avait autrefois défini les montagnes se fragmentait et était remplacé par des étrangers qui construisaient leurs résidences secondaires sur les crêtes et faisaient tellement monter le prix de l’immobilier que les quelques gens du coin qui restaient ne pouvaient plus payer leur taxe foncière.

Le pingouin – Andreï Kourkov

Le pingouin de la couverture est un pingouin apprivoisé. Micha, le pingouin, a été adopté par Victor lorsque le zoo de Kiev a du fermer faute d’argent pour nourrir les animaux. Car en 1995, l’Ukraine, ancien satellite soviétique, est au bord de la faillite. (Le livre est paru en 1996)
L’argent est omniprésent dans ce livre.
Victor, le personnage principal, a du mal à joindre les deux bouts jusqu’au jour où il trouve un boulot étrange. Un directeur de journal lui demande d’écrire des nécrologies, mais des nécrologies de personnes encore en vie.
Victor se passionne pour ce boulot (bien payé, en dollars) jusqu’au jour où il se rend compte que certaines personnes, sur lesquelles il a fait un article, meurent.
En parallèle de cette histoire, on suit également l’amitié entre Micha (un homme pas un pingouin) et Victor. L’ami de Victor part un jour en confiant Sonia sa fille de 4 ans à Victor. Mais il ne revient pas et Victor engage Nina pour s’occuper de la fillette. Nina semble tomber amoureuse de Victor (à moins que ce ne soit de ses dollars)

Ce court roman est très décapant, parfois à la limite du burlesque, on sent l’ironie de l’auteur vis à vis de ce monde post-soviétique en plein désarroi.
La fin est excellente.

Quelques extraits

Telles des cases de mots croisés, les fenêtres de l’immeuble d’en face se dessinaient dans la nuit. Elles comportaient de nombreuses lettres.
Victor contemplait ces témoignages de vies ordinaires. Il était triste, mais le silence le réconfortait, et il fut peu à peu gagné par un grand calme, étrange, presque douloureux, comme avant un orage.

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A chaque époque sa « normalité ». Ce qui, auparavant, semblait monstrueux, était maintenant devenu quotidien, et les gens, pour éviter de trop s’inquiéter, l’avaient intégré comme une norme de vie, et poursuivaient leur existence.

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Micha, le pingouin, se promenait dans le couloir sombre, cognant de temps à autre à la porte fermée de la cuisine. Victor finit pas se sentir coupable et lui ouvrit. Il s’arrêta près de la table. Haut de presque un mètre, il parvenait à embrasser des yeux tout ce qui s’y trouvait. Il fixa d’abord la tasse de thé, puis Victor, qu’il examina d’un regard pénétrant, comme un fonctionnaire du Parti bien aguerri. Victor eut envie de lui faire plaisir. Il alla lui préparer un bain froid. Le bruit de l’eau fit immédiatement accourir le pingouin, qui s’appuya au rebord de la baignoire, bascula et plongea sans attendre qu’elle soit pleine.