Pendant ce temps, l’eau avait été coupée dans les autres bâtiments et la police, avec l’aide de ses hommes en civil, entreprit de faire évacuer l’un après l’autre Avery, Low, Fayerweather et Math, où les occupants s’empressaient de renforcer les barricades qu’ils avaient édifiées derrière les portes, mais chaque bâtiment avait son propre bataillon de brassards blancs et de brassards verts qui montaient la garde à l’extérieur et c’est eux qui prirent le plus de coups, des coups de matraque , des coups de poing et des coups de pied tandis que les flics se frayaient un chemin parmi eux, armés de pieds-de-biche pour forcer les portes avant de démolir les barricades et d’arrêter les étudiants qui se trouvaient à l’intérieur. Non, ce n’était pas Newark, ne cessait de se répéter Ferguson en regardant la police intervenir, aucun coup de feu ne fut tiré et il n’y aurait pas de morts, mais si c’était moins violent que Newark ça n’en était pas moins grotesque, il y a eu par exemple Alexander Platt, le doyen adjoint de l’université, à qui un policier flanqua un coup de poing dans la poitrine, et le philosophe Sydney Morgenbesser, celui qui portait toujours des baskets blanches, des pulls effilochés et faisait des mots d’esprit ontologiques pleins d’entrain, qui reçut un coup de matraque sur la tête pendant qu’il montait la garde à la porte de derrière de Fayerweather Hall, et ce jeune reporter du New York Times, Robert McG. Thomas Jr , qui montra sa carte de presse en montant l’escalier d’Avery Hall, à qui on ordonna de quitter le bâtiment et qui fut frappé au visage par un policier qui se servit d’une paire de menottes en guise de coup-de-poing américain puis fut traîné et frappé d’une douzaine de coups de matraque tandis qu’il dégringolait jusqu’au bas de l’escalier, et il y eut Steve Shapiro, un photographe du magazine Life, frappé à l’œil par un flic pendant qu’un autre écrasait son appareil photo, et un médecin volontaire de l’équipe de premier secours, revêtu de sa blouse blanche de médecin, qui fut jeté à terre, frappé à coups de pied et traîné dans un panier à salade, et des douzaines d’étudiants, filles et garçons, furent attaqués par des policiers en civil qui se cachaient dans les buissons et frappés à la tête et au visage à coups de matraque, de bâton et de crosse de pistolet, et ils titubaient par douzaines alentour saignant du crâne, du front, des arcades sourcilières, et après que tous les occupants du bâtiment eurent été expulsés et emmenés ailleurs , une troupe des Forces spéciales commença à arpenter systématiquement le South Field pour nettoyer le campus des centaines d’étudiants qui restaient, chargeant des groupes d’étudiants sans défense et les projetant au sol, puis la police montée de Broadway se mit à poursuivre au galop les chanceux qui avaient réussi à échapper aux matraques pendant l’assaut du campus, et Ferguson était là à essayer de faire son travail de reporter pour son modeste canard étudiant et il reçut un coup de matraque derrière la tête asséné par un de ces policiers en civil déguisé en étudiant, cette tête qui avait été recousue en onze endroits quatre ans et demi auparavant, et tandis que Ferguson tombait à terre sous la violence du choc quelqu’un lui écrasa la main gauche avec le talon d’une botte ou d’une chaussure, cette main à laquelle manquaient le pouce et les deux tiers de l’index et quand le pied s’écrasa sur lui, Ferguson pensa qu’il avait la main cassée, ce qui ne fut pas le cas finalement mais la douleur fut si violente, sa main enfla si vite et dans de telles proportions qu’à compter de cette nuit-là il se mit à détester les flics.
Sept cent vingt arrestations. Près de cent cinquante blessés officiellement sans compter toutes les blessures non répertoriées dont celles que Ferguson avait subies à la tête à la main. L’éditorial du Spectator du jour ne comportait aucun mot, seul un encadré avec deux colonnes blanches bordées de noir.
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4321 – Paul Auster