Suite française – Irène Némirovsky

Un livre très émouvant en deux parties.

La première se passe en juin 1940 et nous raconte l’exode de parisiens devant l’armée allemande qui s’approche de Paris.
La description est minutieuse et passionnante : les personnes sont livrées à elle mêmes et essaient de se réfugier dans le Sud de la France : j’ai particulièrement aimé suivre le couple Michaud : ils travaillent dans une banque et leur patron leur propose de les emmener en voiture à Orléans où la banque déménage temporairement. Au dernier moment il partira avec sa maîtresse, laissant le couple se débrouiller (les trains circulent difficilement voire pas du tout dans la panique). En quelques jours, c’est la loi du plus fort qui s’instaure. L’auteure a un regard très ironique sur tous ces personnages : j’ai souri devant la métamorphose de Mme Pericand qui découvre que les préceptes de « bonne chrétienne »  qu’elle a sont peu de choses quand il s’agit de nourrir ses enfants. On suit aussi d’autres personnages, parmi eux : un adolescent, fils de Mme Pericand, qui essaie de partir défendre son pays en pleine débâcle ; un soldat français blessé, fils des Michaud précédemment cités, qui se réfugie dans une ferme ; un écrivain imbu de sa personne…

La deuxième partie se passe un peu plus tard à la campagne dans un village Bussy.
L’occupation par les allemands est racontée au jour le jour : les habitants de ce petit village doivent s’accommoder des restrictions, des réquisitions et de la souffrance d’être séparés de leur maris, frères, pères prisonniers en Allemagne.
L’ennemi est effrayant mais au bout d’un certain temps de cohabitation une « certaine amitié »  réussit à naître entre occupants et occupés. Lucille, mal mariée à un français qui est prisonnier de guerre en Allemagne,  combat les sentiments qu’elle commence à ressentir vis-à-vis  du commandant Bruno von Falk. Cet officier réside dans la maison qu’elle partage avec sa  belle-mère  : l’ennemi côtoyé finit par devenir « proche » malgré tout. Dans cette campagne, entre collaboration et début de résistance, les français doivent prendre des décisions difficiles.

Un livre à la fois très émouvant et très caustique….

Un livre d’autant plus impressionnant qu’il  a été écrit en 1941-1942 et que l’auteure, russe d’origine juive, a été déportée en 1942 et est morte à Auschwitz. Ce livre regroupe deux volumes d’une suite qu’Irène Némirovsky avait prévu en 5 tomes.

 

Un extrait :

Une réquisition de chevaux avait été ordonnée par l’armée allemande : une jument valait alors dans les soixante, soixante-dix mille francs ; les Allemands payaient (promettaient de payer) la moitié de la somme. Le moment des grands travaux approchaient et les paysans demandaient amèrement au maire comment ils allaient se débrouiller :
– Avec nos bras, pas ?… Mais on vous dit une bonne chose, si on ne nous laisse pas travailler, c’est les villes qui crèveront de faim.
– Mais, mes bons amis, je n’y peux rien, moi ! murmurait le maire.
Les paysans avaient beau savoir qu’effectivement il n’y pouvait rien, ils s’en prenaient à lui dans le secret de leur cœur. « Il se débrouillera, lui, il s’arrangera, on n’y touchera point à ses chevaux de malheur ! ».
Tout allait mal. Depuis la veille, un vent d’orage soufflait. Les jardins était saturés de pluie ; la grêle avait ravagé les champs. Quand Bruno partit à cheval de la maison Angellier, au matin, pour se rendre à la ville voisine où devait avoir lieu la réquisition, il vit un paysage désolé, battu par l’averse. Les grands tilleuls du mail étaient secoués avec violence et ils gémissaient et craquaient comme des mâts de navire. Bruno, cependant, éprouvait un sentiment d’allégresse en galopant sur la route ; cet air froid, rude et pur lui rappelait celui de la Prusse–Orientale. Ah ! quand reverrait-il ces plaines, ces herbes pâles, ces marais, l’extraordinaire beauté des ciels de printemps… Les printemps tardifs des pays du Nord… ciel d’ ambre, nuages de nacre, joncs, roseaux, rares bouquets de bouleaux… Quand chasserait-il de nouveau le héron et le courlis ? Il croisa sur son chemin des chevaux et leurs conducteurs qui, de tous les villages, de tous les bourgs, de tous les domaines de la région se rendaient à la ville. « De bonnes bêtes, songea-t-il, mais mal soignées. » Les Français – tous les civils d’ailleurs – n’entendent rien aux chevaux. Il s’arrêta un instant pour les laisser passer. Ils zigzaguaient par petits groupes. Bruno examinait les bêtes d’un regard attentif ; il cherchait parmi elles celles qui conviendraient à la guerre. La plupart seraient envoyées en Allemagne pour les travaux des champs mais quelques-unes connaîtraient les charges furieuses dans les sables d’Afrique ou dans les houblonnières du Kent. Dieu seul savait où soufflerait désormais le vent de la guerre. Bruno se rappela les hennissements des chevaux effrayés dans Rouen en flammes.

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Suite française – Irène Némirovsky

 

Chez Madame Lit , le thème du mois est « roman historique ». Son avis sur Suite française

Le mois de l’est est organisé par Goran , Eva et Patrice

Jeu d’hiver : les résultats !!!!!

Hello 🙂

Et voici le résultat du jeu d’hiver et de ses énigmes

Le quinté est :

Gibulène avec 86 points
Kathel avec 62 points
Adely avec 47 points
Philippe avec 33 points
La Licorne avec 17 points

Félicitations à tous, gagnants et participants 🙂

Rendez vous le 21 décembre prochain ?

Pour les gagnants, pensez à m’envoyer votre adresse postale par mail à valentyned@gmail.com

Bisesssssss

 

 

Suite française – Irène Némirovsky

Ce soir il oeuvrait comme de coutume, demi-nu. Sa maison à Saint-Cloud était bâtie de telle sorte qu’elle échappait aux regards indiscrets jusqu’à la terrasse, vaste, admirable, plantée de cinéraires bleues. Le bleu était la couleur favorite de Gabriel Corte. Il ne pouvait écrire que lorsqu’il avait à ses côtés une petite coupe de lapis-lazuli d’un bleu intense. Il la contemplait parfois et la caressait comme une maîtresse. D’ailleurs, ce qu’il préférait en Florence, il le lui avait dit souvent, c’était ses yeux d’un bleu franc, qui lui donnait la même sensation de fraîcheur que sa coupe. « Tes yeux me désaltèrent» , murmurait-il. Elle avait un doux menton, un peu empâté, une voix de contralto encore belle, et quelque chose de bovin dans le regard, confiait Gabriel Corte à ses amis. J’aime cela. Une femme doit ressembler à une génisse, douce, confiante et généreuse, avec un corps blanc comme de la crème, vous savez cette peau des vieilles comédiennes qui a été assouplie par les massages, pénétrée par les fards et les poudres. Il étendit ses doigts fins dans l’espace et les fit claquer comme des castagnettes. Florence lui présenta un citron et il mordit dedans, puis il avala une orange et quelques fraises glacées ; il consommait une quantité prodigieuse de fruits. Elle le regarda, presque agenouillée devant lui sur un pouf de velours, dans la posture d’adoration qui lui plaisait (d’ailleurs il n’en eu pas imaginé d’autre !). Il était las, mais de cette bonne fatigue qui suit un travail heureux, meilleure que celle de l’amour, ainsi qu’il l’exprimait parfois. Il considéra sa maîtresse avec bienveillance.
– Eh bien, ça n’a pas trop mal marché, je crois. Et tu sais, le centre (il dessina dans l’air un triangle et montra le sommet), ceci est dépassé.
Elle savait ce qu’il voulait dire. L’inspiration fléchissait au milieu du roman. Corte, alors, peinait comme un cheval qui n’arrive pas à sortir sa voiture embourbée.

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Suite française – Irène Nemirovski

La bascule du souffle – Herta Müller

Sur la route défoncée, le Lancia brinquebalait avec un bruit de ferraille en longeant des fermes éparses. Presque toutes étaient pleines d’orties montant jusqu’à la taille, et au milieu, sur des cadres de lits en fer, des poules blanches étaient posées, aussi maigres que des nuages déchiquetés. Comme disait ma grand-mère, les orties ne poussent que là où vivent les gens, et la bardane, seulement près des moutons.
Dans ces fermes, je ne voyais jamais personne. Je voulais voir des gens qui ne vivaient pas au camp, qui avaient une maison à eux, un enclos, une cour, une pièce avec un tapis, peut-être mettre même une tapette pour le battre. Là où on bat des tapis, me disais-je, on peut croire à la paix, la vie est celle des civils, et on leur fiche la paix à tous les sens du terme.
Lors du tout premier trajet avec Kobelian, j’avais vu une barre à battre les tapis, dans une cour. Elle avait un rouleau pour déplacer les tapis, et elle était posée à côté d’un grand broc émaillé qui avait tout d’un cygne avec son bec, son cou gracile et son ventre lourd. C’était si beau qu’à chaque trajet, même dans l’inanité du vent, au beau milieu de la steppe, je cherchais une barre à tapis. Je n’en ai plus jamais revu, ni de cygne.
Derrière les fermes des faubourgs commençait une petite ville aux maisons jaune ocre dont les ornements de stuc qui étaient effrités et les toitures en tôle toutes rouillées. Des rails de tramway se cachaient entre les restes d’asphalte. Sur les rails passaient de temps à autre des chevaux et des chariots à deux roues venant de la boulangerie industrielle. Tous étaient recouverts d’une toile blanche, comme la charrette à bras qui passait au camp. Là, au vu des chevaux décharnés, je me disais qu’en fait de pain il y avait peut-être sous le tissu des gens morts de faim.

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La bascule du souffle – Herta Müller

La bascule du souffle – Herta Müller

Janvier 1945, Léopold a 17 ans lorsqu’il lit son nom sur la liste. Celle des roumains d’origine allemande qui sont condamnés par les russes à aller dans un camp de travail. Pour combien de temps ? Nul ne le sait.
Son crime et celui de ses codétenus : être allemands et donc voir soutenu Hitler. La Roumanie vient de capituler et, en attendant la fin de la guerre, est « sous autorité » russe.
Léopold ne se révolte pas et semble « presque » content de quitter son environnement familial (il est homosexuel et doit se cacher en permanence de sa famille et de tous : être homosexuel en Roumanie en 1945 est puni de mort alors être déporté dans un camp russe lui semble bien peu de chose…)
Pendant cinq ans, il va rester dans ce camp de travail.
Ce livre est dur, mais aussi très poétique.
Heureusement, l’histoire nous est racontée par Léopold 60 ans après : on sait donc qu’il a survécu à ces 5 années horribles où la faim est permanente, le travail harassant , les hivers glaciaux et les étés étouffants.
L’écriture d’Herta Muller est tout simplement somptueuse et réussit à transcender le sort de Léopold…et des autres …
Il s’agit à travers les yeux de Léopold de s’accrocher à la vie : Le camp n’est pas un camp « fermé »  mais perdu dans la steppe, au milieu de nulle part : toute évasion à pied est impossible. Les « internés » peuvent aller mendier au village voisin ou troquer un peu de charbon contre de la nourriture.
Léopold y rencontre une vieille dame qui lui offre un joli mouchoir blanc (à lui l’ennemi) : elle a cru voir son fils (déporté en Sibérie).
Les chapitres sont courts, oscillant entre menus faits du camp et réflexions sur les changements provoqués par la vie du camp : Léopold s’émerveille d’un rien : un outil, « une pelle en forme de cœur », son travail à la mine « chaque tranche est une œuvre d’art », L’ »ange de la faim » revient harceler Léo, encore et encore. La faim dépouille cette misérable assemblée de toute humanité…
Leo sera libéré mais devenu un étranger parmi les siens (et pas vraiment libre puisque être homosexuel reste passible de la peine de mort…)
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En conclusion : un coup de cœur….
Concernant la « bascule du souffle du titre «  3 extraits :
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p 35
Voilà soixante ans que j’essaie, la nuit, de me rappeler les objets du camp. Ce sont les affaires de mon bagage de nuit. Depuis mon retour du camp, la nuit d’insomnie est une valise en peau noire que j’ai dans le front. Mais depuis soixante ans, je ne sais toujours pas si j’ai des insomnies parce que j’essaie de me rappeler des objets ou si, à l’inverse, je me bagarre avec eux, ne pouvant fermer l’œil. Quoi qu’il en soit, la nuit prépare sa valise noire, et c’est contre mon gré, j’insiste sur ce point. Me souvenir, je ne peux pas m’en empêcher, que je le veuille ou non. Et si c’était volontaire et non obligatoire, je préférerais ne pas être obligé de le vouloir.
Parfois, je suis assailli par des hordes d’objets du camp, ils n’arrivent plus à un par un. Par conséquent, si ces objets viennent me hanter, ce n’est pas du tout pour s’en prendre à ma mémoire – ou ce n’est pas seulement dans ce but – , c’est à seule fin de me tracasser. Il suffit que je pense aux affaires de couture emportées dans mon nécessaire de toilette pour qu’intervienne un mouchoir dont je ne sais plus à quoi il ressemblait. Viens s’y ajouter une brosse à ongles dont je ne sais même pas si je l’ai eue. Et un miroir de poche qui existé ou non. Et une montre dont j’ignore où elle est passée, à supposer que je l’ai emportée. Des objets qui n’avaient sans doute rien à voir avec moi viennent me chercher. Ce qu’ils veulent, c’est me ramener chez moi au camp. Quand ils arrivent en masse, ils ne se contentent pas d’être dans ma tête. J’ai des lourdeurs d’estomac qui me remontent jusqu’au palais. La bascule du souffle est chamboulée, je suis hors d’haleine. Cette espèce de brosse-peigne-aiguille-ciseaux-miroir-à-dents est un monstre, de même que la faim en est un. Et ces objets ne reviendraient pas à me hanter sans l’autre objet qu’est la faim.
La nuit, quand ils viennent me hanter en m’asphyxiant, j’ouvre la fenêtre en grand, et je reste la tête à l’air libre. Dans le ciel, une lune semblable à un verre de lait froid me rince les yeux. Ma respiration retrouve sa cadence. J’avale de l’air frais pour ne plus être au camp, puis je ferme la fenêtre et me recouche. La literie n’est au courant de rien, elle me réchauffe. L’air de la pièce me regarde, il sent la farine chaude.
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P84
Des pelles, il y en a beaucoup, mais ma préférée, la seule que j’ai baptisée, c’est la pelle en cœur. Elle ne sert qu’à charger ou décharger du charbon en miettes.
La pelle en cœur a une plaque grande comme deux têtes juxtaposées. Elle est en forme de cœur et bien concave : elle pourrait contenir près de cinq kilos de charbon ou tout le postérieur de l’ange de la faim. La tôle a un long cou fermé par une soudure. Par rapport à cette grande plaque, le manche est court et se terminant en T.
D’une main, on lui attrape le cou, et de l’autre, on saisit la poignée située en haut du manche, disons plutôt en bas. Car pour moi, la pelle en cœur se trouve vers le haut, et le manche est secondaire, donc sur le côté ou en bas. J’attrape la tôle par le haut du cou, et la poignée par-dessous. Je maintiens l’équilibre, et la pelle en cœur, bousculée dans ma main, se met à basculer comme le souffle dans mon sein.
Une pelle en cœur, ça se rode ; ensuite sa plaque de tôle est bien luisante, avec une soudure semblable à une cicatrice dans la paume –et la pelle entière est une sorte de second équilibre, mais extérieur.
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P89
Pelleter, c’est dur. Être obligé de pelleter et de ne pas en être capable, c’est une chose. Avoir envie de pelleter et de ne pas en être capable est doublement désespérant ; la courbature est alors la courbette qu’on fait devant le charbon. Je n’ai pas peur de pelleter, j’ai peur de moi. Peur, en pelletant, de penser à autre chose. Ça m’est arrivé, les premiers temps, et ça mine les forces dont on a besoin pour pelleter. Dès que je ne suis pas à mon affaire, la pelle en cœur s’en aperçoit. Une panique gracile me serre la gorge. Dans mes tempes bat une cadence à deux temps, dépouillée. Elle se précipite sur mon cou comme une meute de klaxons. Je suis à deux doigts de m’effondrer, ma luette enfle dans mon palais sucré. L’ange de la faim se suspend tout entier dans ma bouche, au voile du palais. C’est sa balance. Il prend mes yeux pour voir, et la pelle en cœur a le tournis, le charbon devient flou. L’ange de la faim me presse les joues contre son menton. Il bouscule mon souffle. La bascule du souffle est un délire, et quel délire. Je lève les yeux : là-haut, ouate silencieuse de l’été, broderie des nuages. Épinglé au ciel, mon cerveau frémit, n’ayant plus que ce point fixe. Celui des divagations sur la nourriture. Je vois déjà en l’air des tables aux nappes blanches, et la pierraille crisse sous mes pieds. Le soleil clair me perce l’ épiphyse. L’ange de la faim regarde sa balance et dit :
– Tu n’es pas encore assez léger, pourquoi ne pas lâcher prise…
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Un autre roman de cette auteure : Animal du cœur
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Le mois de l’est est organisé par Goran , Eva et Patrice

Jeux d’hiver : dernière

Bonjour à tous et à toutes,

Le printemps est  là !!!!

Le but du jeu est de trouver des titres de livres, leurs auteurs et le point commun entre les livres.

Voici la quatorzième énigme (et dernière)

Pour participer, il faut laisser votre ou vos réponses en commentaires. Chaque bonne réponse vaut un point pour  TOUTES LES PERSONNES  ayant trouvé : Pas besoin d’arriver le premier pour remporter un point donc 🙂

Vous pouvez faire juste une proposition, ou deux ….ou …

La semaine prochaine, nous connaîtrons les vainqueurs de ce jeu 🙂

Bon weekend  à tous

Epépé – Ferenc Karinthy

Revenant à lui il s’acharne à recommencer en jurant. Il ne peut pas rester sur un échec, il s’entête : s’il échoue maintenant, il est perdu.
Il essaye et s’acharne et jure tant contre son impuissance qu’à la fin il se met sur pied, c’est cette obstination qui a dû lui permettre de réussir. Chaque pas est le fruit d’un combat, il progresse à tâtons contre le mur comme un aveugle, il lutte pour chaque mètre, ses forces le lâchent de temps en temps, il s’accroche alors à ce qu’il trouve pour ne pas s’écrouler. Même comme ça, il doit reprendre haleine par moment, il s’affale tantôt sur un cageot,tantôt sur une caisse, puis repart quelques minutes plus tard. Ce court trajet aller et retour dure plus d’une heure et épuise toutes les forces de Budaï, jusqu’à ses dernières réserves, jusqu’à pouvoir de nouveau se laisser tomber sur sa misérable litière.
Il se débat dans un crépuscule nébuleux, entre éveil et sommeil, ces deux états se confondent et deviennent même par moment inséparables. Un instant il lui semble voir des rats qui courent entre ses jambes mais cela ne l’effraie pas. Si cela se passe véritablement, ce qui est loin d’être impossible à cet endroit, ou si ce n’est qu’un jeu de son imagination, il n’en saura jamais rien. Dans cet état fébrile il ne cesse de rêver. Son rêve le plus fréquent lui fait enfin rencontrer quelqu’un avec qui il peut parler, cet épisode se répète inlassablement, il n’y a que les circonstances ou les interlocuteurs qui changent. C’est son compatriote en loden, du métro, qu’il rencontre le plus souvent, dans les situations les plus variées. Et puis il affronte le gros portier de l’hôtel, il glisse au milieu de patineurs, mais il se révèle plutôt gauche et maladroit sur la glace. Après il se voit passager sur un avion, un train, un bateau, et même à cheval bien qu’il n’ait jamais pratiqué l’équitation : au trop sur un terrain humide et sableux, laissant derrière sa queue une longue file de traces de sabots.

 

Epépé – Ferenc Karinthy

Portrait en pied de Suzanne – Roland Topor

Incipit :

Depuis vingt-trois jours dans la ville étrangère je parcours sans relâche le dédale de ses ruelles noires. De temps à autre je m’arrête pour dessiner à l’intérieur d’un agenda périmé dans la couverture tombe en lambeaux. J’ignore si je suis peintre, architecte ou employé, mais je dois être pauvre puisque j’attache une grande importance à mon travail. Les raisons pour lesquelles j’ai dû fuir Paris sont ambiguës ; en tout cas j’évite soigneusement de penser aux circonstances de mon départ.
La ville se nomme Caracas, pourtant il ne s’agit pas de la capitale du Venezuela. Les habitants prononcent « Carcasse » avec une intonation lugubre qui provoque le malaise. Mes parents sont nés dans ce pays misérable, d’Europe centrale, dont j’ignore la langue. En fait, il existe une incommunicabilité absolue entre ceux qui la parlent et moi.

 

Le narrateur a quitté Paris et erre dans une ville d’Europe de l’est qu’il ne nommera pas.
Je lis ce livre juste derrière Épépé de Ferenc Karinthy et ce livre est comme au écho au précédent. Dans Épépé, l’exil était involontaire, le héros se retrouvait projeté par erreur dans une mégalopole tentaculaire dont il ne parlait pas la langue.
Ici le narrateur a « choisi » son « exil » : il est retourné dans la ville où ont vécu ses parents (Wikipédia me dit que les parents de Topor sont polonais)
Peu importe la ville … place à l’histoire :
Le narrateur vit à l’hôtel (comme Budai dans Épépé) et ne comprend pas la langue.Il est seul, terriblement seul.
Obèse, il mange pour oublier qu’il est seul (et que son obésité fait fuir toute relation amicale ou amoureuse), on le regarde soit avec répulsion soit avec pitié. Le lecteur le sent au bord du désespoir. Une nuit d’errance, il a faim et entre dans un magasin espérant y trouver une épicerie…las, c’est un magasin de chaussures. La vendeuse, triste et désespérée elle aussi (à moins que ce ne soit le narrateur qui projette son désespoir…), réussit à lui vendre une paire de chaussures. Trop petites, ces chaussures blessent notre anti-héros avec une vilaine entaille au talon. Dans cette entaille au pied, le narrateur reconnaît son amour perdu : Suzanne. Commence alors une « danse » entre le narrateur et Suzanne…Il nous parle alors de sa vie avec elle (la seule femme qui l’ait aimé du fait de son obésité). Suzanne a t elle existé ? Était elle un monstre (psychologiquement parlant) comme lui est un monstre (physiquement parlant) ?
Le reste est sombre et splendide, le désespoir poignant, quelques sourires parviennent à se dégager de la folie : par exemple quand Suzanne (rappelons que Suzanne est un pied) « n’en fait qu’à sa tête » et décide de vivre sa vie … Fière et libre,  « personne n’arrive à la cheville de Suzanne », celle ci arrivera-t-elle à « libérer » le narrateur ?
La fin est juste parfaite ….

Ce livre est une réédition d’un livre paru pour la première fois en 1978.
Il y a six dessins à l’encre de Topor représentant cette Suzanne, magnifique Suzanne. Magnifique esquisse d’une femme (il faudra que je lise ce que Freud a dit sur les fétichistes du pied)

Et pour finir en musique :

PS : Comme souvent je m’interroge dans la place chronologique qu’à eu ce livre dans mon cycle de lecture. Comme je l’ai dit avant, je lis ce livre juste après Épépé (ô rage, ô désespoir…) et je me demande si j’avais lu le « portrait de Suzanne » derrière un livre drôle quel aurait été  mon ressenti … en tout cas ce court livre est percutant malgré le désespoir….

 

Le mois de l’est est organisé par Goran, Eva et Patrice

L’auteur est français (d’origine polonaise) et comme ce livre se passe dans une ville de l’est…..

Epépé – Ferenc Karinthy

Quelque part dans les années 1960.

Budaï est un linguiste hongrois renommé et part en avion pour la Finlande pour participer à un congrès professionnel.
Cependant à l’atterrissage il n’est pas en Finlande. Il suit la foule qui descend de l’avion et arrive dans un hôtel où personne ne le comprend. Et pourtant linguiste émérite, il connaît l’anglais, le français, l’allemand le russe et le finnois…. et il a des connaissances succinctes sur le chinois, le japonais et de multitudes autres langues.

Imaginez vivre dans une ville composée de millions d’habitants où pas un seul ne comprend un mot d’anglais ? Que répondriez vous si on vous disait « – Kiripidou labadaraparatchara… Patarachara… » ?
De plus, ce linguiste n’arrive pas à isoler les syllabes et bien entendre la prononciation qui semble fluctuer, même pour les nombres de un à dix …pour exemple il n’arrive pas à retenir le prénom de la liftière avec qui il réussit à établir un contact ténu.

J’ai beaucoup aimé l’opiniâtreté de Budaï et ses tentatives pour tenter de rejoindre l’aéroport ou une gare….Il a un esprit d’analyse affûté même si seul sa capacité de déduction ne lui permet pas de se sortir de ce labyrinthe… Sortant de l’hôtel, il se retrouve dans une ville où les boutiques sont bien achalandées (il en déduit qu’il n’est pas dans un pays de l’Est…)
Une foule immense se presse partout et Budaï finit par entrer dans un restaurant bondé, là aussi où il ne comprend pas une ligne du menu.
Il est dans une métropole immense, les immeubles d’une soixantaine d’étages ne sont pas rares, il  essaie de s’orienter sur un plan de métro : l’alphabet y est illisible : il examine les gens : il y a des blancs, des jaunes des noirs sans qu’une ethnie ne semble dominante …Il sympathise quelque temps avec la liftière de l’hôtel, croise un jour un homme avec un journal hongrois sous le bras (hallucinations ?). Ce journal ne paraît plus depuis 30 ans…
Il erre donc dans la ville essayant de se faire comprendre par une foule indifférente.
Son pécule de départ s’amenuise et il ne peut plus payer son hôtel (chambre 921, les chiffres sont les seuls éléments qu’il comprend dans ce monde).

Commence alors une rapide descente aux enfers : Ou comment se retrouver absolument seul dans une foule oppressante ..Que faire alors dans une ville sans connaissances, sans amis ou famille ?

C’est un livre assez étrange et assez effrayant : je me suis souvent mise à la place de Budaï qui se démène pour sortir de l’impasse où il se trouve. Il se retrouve totalement seul et les connaissances qu’il a ne lui sont d’aucun secours… non seulement il est illettré dans ce pays mais ne maîtrise pas non plus l’oral…
Ce livre est intemporel : une ville tentaculaire, immense, comme une fourmilière … Cela pourrait être n’importe où : Nord ? Est ? Ouest ? Sud ? Cela pourrait être aujourd’hui car hormis les cabines téléphoniques qui ont quasiment disparu de nos jours, tout est extrêmement plausible. La foule est omniprésente et m’a parfois mis mal à l’aise.

L’indifférence des gens m’a paru terrifiante mais d’un autre côté si demain un inconnu m’interpelle dans une langue totalement inconnue je réagirai comme eux … en passant mon chemin …

Un livre dévoré en quelques jours…Un seul regret, je n’ai pas compris dans les dernières pages pourquoi d’un seul coup cela partait dans une répression sanglante. En même temps comme nous voyons la scène à travers les yeux de Budaï et qu’il ne comprend pas non plus, c’est assez normal non ?

Le mot de la fin sera donc : nous sommes seuls face au monde et l’incommunicabilité est la règle ?

 

Une LC avec Noctenbule

Un extrait :

Enfin sorti de la halle, il se trouve dans un coin de la cour. Les portes s’ouvrent sur des ateliers de transformation, de remplissage de saucissons, de boudins et autres charcuteries, des machines broient et malaxent la chair. Bien qu’il ait laissé le merlin derrière lui, et que la boucherie de masse prenne petit à petit un aspect indifférent de production industrielle de viande, il n’arrive pas à se libérer des images aperçues à l’intérieur. Ses genoux flageolent, ses forces l’abandonnent au point qu’il doit se retenir à une balustrade pour ne pas défaillir… Dans le désespoir de sa solitude, pour chercher une compagnie dans cette commotion morale, il évoque la liftière en train d’allumer une cigarette à l’étage supérieur : il la sent maintenant très proche, il ressent une nécessité quasiment vitale de s’accrocher à elle, ne serait-ce qu’en pensée. Pourtant non seulement il est incapable de partager avec elle ce cauchemar vécu, mais il ne sait même pas le nom qu’il doit lui donner, à défaut de communication élémentaire : Bébé, Tétété, Épépé ?

Le mois de l’est est organisé par Goran , Eva et Patrice

Jeux d’hiver : treizième

Bonjour à tous et à toutes,

Mars  est enfin  là et j’ai sorti les doigts de pieds de sous la couette :

Le but du jeu est de trouver des titres de livres, leurs auteurs et le point commun entre les livres.

Voici la treizième énigme

Pour participer, il faut laisser votre ou vos réponses en commentaires. Chaque bonne réponse vaut un point pour  TOUTES LES PERSONNES  ayant trouvé : Pas besoin d’arriver le premier pour remporter un point donc 🙂

Vous pouvez faire juste une proposition, ou deux ….ou …

A la fin de l’hiver, nous connaîtrons les vainqueurs de ce jeu 🙂

Bon weekend  à tous