La gifle – Roxanne Bouchard

 

La gifle – Roxanne Bouchard

 

Pour ce dernier jour du mois québécois, voici un très court roman (107 pages) qui a su me convaincre.

L’auteure Roxane Bouchard alterne des passages « théoriques » numérotés de I à VII sur ce qu’est une gifle (à ne pas confondre avec une mornifle, une claque ou une taloche) avec des chapitres numérotés de 1 à 7, plus « pratiques », où la tension monte : on devine assez vite qui va être le fameux giflé mais qui peut être le (ou la) giflante ? Avec un ton qui ne manque pas d’humour, Roxane nous emmène au Québec mais dans un Québec qui pourrait aussi se passer en Italie car ce roman met en scène des familles d’origines italiennes vivant à Québec.

Alors qui de la Mamma Gonores Minella, de sa rivale Angelina Galvani, de la galeriste Isabella di Stephano, de la future mariée Alicia Galvani, ou d’un de ses 12 frères (12 ! ) ou de la pulpeuse peintre Camelia Soriano va claquer, gifler ? et pour quel motif ?

Jubilatoire 🙂

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Un extrait (Chapitre I) :

Au Québec, on ne giflait pas. On fessait, on donnait des volées, des raclées, des coups de poing. Des fois, on se faisait swigner une claque en arrière de la tête, on recevait une tape ou une taloche. Même la baffe ne faisait pas partie des activités courantes. La limite de l’exotisme, chez nous, c’était de se faire sacrer une mornifle.

La gifle et tous ses dérivés européens : le soufflet, la beigne, la calotte, la giroflée (à cinq feuilles), la mandale, le pain, la Talmouse, la tarte et la torgnole ne faisaient  pas, pour ainsi dire, partie de nos élans quotidiens.

Et pour cause : nos ancêtres, ces trapus Canadiens français qui maniaient courageusement la charrue dans la glèbe d’un pays dur, n’avaient pas vraiment de temps à perdre avec ces frivolités de la cour. Quand un homme a une terre en bois debout à défricher  à la hache pour faire vivre sa famille, on peut comprendre que les galanteries coquines, les mœurs aristocratiques, les duels de bout d’épée et les soufflets vengés par le Cid lui passent  cent pieds par-dessus la tête.

Aussi, pour remettre un voisin à sa place, le Survenant optait pour une solide bagarre à grands coups de poings sur le bord de l’étable alors que, pour activer les enfants paresseux, le coup de pied au cul avait généralement la cote.

Nous appartenons à un peu peuple vaillant qui a construit ses terres malgré l’hiver et les moustiques. Nous avons hérité de l’orgueil rugueux du labour et du réflexe qui fesse. C’est pourquoi, quand on abordait jadis le sujet de la gifle devant nos ancêtres, ils étiraient dédaigneusement un petit sourire en coin. Pour eux, la gifle, c’était une moumounerie pompeuse imitant le salut coincé de la reine d’Angleterre.

Ce n’est qu’en juillet 1972, dans un petit village du Bas-du-Fleuve, que la première gifle a brutalement retenti sur une joue québécoise, importée par une main italienne.

 

Le mois de novembre est québécois chez Yueyin et chez Karine

 

Nord-Michigan – Jim Harrison

Il voyait à travers sa fenêtre le verger désolé et, au-delà, les champs de maïs. Puis venait le bois avec le ruisseau qui courait entre les tilleuls et les aulnes. Après l’accident, son père avait équipé de petits sièges la faucheuse et la faneuse pour que Joseph puisse s’asseoir à côté de lui. Ils avaient suivi les chevaux ensemble si souvent, depuis le matin, dans la fraîcheur, jusqu’au milieu de l’après-midi, quand la chaleur et la paille rendaient l’air irrespirable. Au début de la récolte, les stirnelles et les pluviers s’abattaient sur eux en tournoyant, comme mutilés, essayant de les éloigner de leurs nids. Quelquefois, ils descendaient et fouillaient le sol pour trouver les nids, avec leurs petits œufs pales.
Alors, ils contournaient l’endroit et poursuivaient la récolte. Plus tard, quand ils eurent acquis un tracteur, Joseph porta une jambière qui lui permettait d’actionner l’embrayage avec son pied gauche. Il n’avait jamais été capable de mener les chevaux. Il fallait pousser avec les talons et tirer fort sur les rênes pour les faire virer, en particulier le matin quand ils étaient bien reposés et tout fringants. Labourer était également hors de question. Jusqu’à ce qu’ils achètent le traiteur, le labourage était le travail le plus ardu de la ferme. Tout en marchant derrière les chevaux, il fallait tenir fermement le manche de la charrue, serrer la bride aux chevaux et faire tourner le soc au bout des sillons, et tout cela avec un pied dans la tranchée et l’autre sur la terre ferme. Joseph en était malade en voyant que son père était épuisé par la tâche. Bien des années plus tard, il apprit que c’était le docteur Evans qui avait prêté l’argent du tracteur à son père.
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Nord-Michigan – Jim Harrison

Nord-Michigan – Jim Harrison

Joseph avait toujours été impressionné par le caractère net et pimpant d’une ferme en exploitation. Souvent, le gazon n’était pas tondu et la maison et les bâtiments n’avaient pas été repeints depuis longtemps, mais il y avait un charme particulier dans les vieux outils, les énormes tas de fumier et les grands champs cultivés. Il n’aimait pas les fermes proches de la ville qui avaient été rachetées comme résidences par les cadres de l’usine de laminage du comté. Après la guerre, l’usine s’était développée en fabriquant des pièces détachées pour les fenêtres et les caravanes de tourisme. Ceux qui avaient les meilleurs postes achetèrent des fermes à proximité du chef-lieu du comté et les laissèrent en friche ou les reconvertirent en pâturage pour les chevaux de leurs enfants. Une partie des terres fut revendue pour construire des lotissements pour les ouvriers de l’usine, et les maisons furent modernisées. On y ajouta des faux volets. Parfois même, on les entoura de barrières en bois blanc et on peignit en rouge les bâtiments annexes. Peut-être avaient-ils tenté de les faire ressembler aux fermes du Kentucky ou de Nouvelle-Angleterre.

Nord-Michigan – Jim Harrison

Les morsures de l’aube – Tonino Benacquista

Je n’ai pas trouvé mon bonheur tout de suite, parce que je l’ai cherché dans le malheur des autres. Ces deux paumés qui avaient chacun une bonne raison, peut-être la même, d’empocher un billet de cinq cents balles. J’ai sans doute cru qu’ils en feraient bon usage. Je les ai racolés sous un échafaudage, accroupis dans des cartons. Je me suis senti l’étoffe du salaud, surtout quand je me suis dit : donne leur le fric en deux temps,des fois qu’ils se cassent en douce, et adresse-toi au petit rasé, il est moins baraqué mais il a l’air vicieux et en manque. Ensuite ils m’ont suivi du regard quand j’ai frôlé la bécane pour la leur montrer. Hier, déjà, Gérard l’avait garée là. Il la faisait admirer à ses potes.

Une Harley Davidson Electra Glide 1340 noire. Autant dire le rêve doré de tour chevalier du bitume. Le dernier destrier de ces temps modernes et désenchantés. Où qu’on soit sur la planète, quand on roule sur une Harley, on a Babel dans le dos et Babylone droit devant. On l’enfourche comme une walkyrie, on la kicke comme une winchester à pompe, on la caresse comme un mustang. On repère une Harley avant même de la voir, à sa seule musique, une superbe toccata au crescendo divin. Du Bach. 

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 Les morsures de l’aube – Tonino Benacquista

Mr Vertigo – Paul Auster 

Je venais d’accomplir un double saut périlleux au bord de l’étang et j’attendais les commentaires du maître, mais au lieu de parler normalement, d’une voix calme, il me saisit le bras en un geste soudain de panique.

– Écoute, me dit-il. Et puis le répéta : écoute ça. Ils arrivent. Les salauds, ils arrivent. Je tendis l’oreille et, en effet, le bruit devenait plus fort. Quelques secondes passèrent, et je compris alors que c’étaient des chevaux, un fracas de sabots chargeant au galop dans notre direction.

– Ne bouge pas, fit le maître. Reste où tu es et ne bouge pas un muscle avant que je ne revienne.

Et puis, sans un mot explication, il partit en courant vers la maison, fonçant à travers champs comme un sprinter. Ignorant son ordre, je me lançai derrière lui à toute la vitesse de mes jambes. La maison se trouvait au moins à quatre cents yards mais avant d’en avoir parcouru cent nous apercevions déjà les flammes, une éruption de lueurs rouge et jaune dansant sur le ciel noir. Nous entendîmes des cris, des youyous guerriers, une rafale de coups de feu, et puis nous entendîmes sans doute possible des hurlements humains. Le maître courait toujours, augmentant régulièrement la distance entre nous, mais lorsqu’il arriva au bosquet de chênes qui se dressait derrière la grange, il s’arrêta. Je parvins à mon tour à la lisière des arbres, bien décidé à continuer jusqu’à la maison, mais le maître m’aperçut du coin de l’œil et me plaqua au sol avant que je fasse un pas de plus.

– C’est trop tard, me dit-il. Si on y va maintenant, on se fera tuer, c’est tout. Ils sont douze et nous sommes deux, et ils ont des carabines et des revolvers. Prie Dieu qu’ils ne trouvent pas, Walt. Nous ne pouvons rien pour les autres.

Et nous restâmes là, impuissants, derrière les arbres, à regarder le Ku Klux Klan dans ses œuvres. Une douzaine d’hommes sur une douzaine de chevaux caracolaient dans la cour, une meute d’assassins glapissants avec des draps blancs sur la tête, et nous étions incapables de nous opposer à eux.

Ils traînèrent Esope et maman Sioux hors de la maison embrasée, leur mirent des cordes autour du cou et les pendirent à l’orme au bord du chemin, chacun à une branche différente. Esope  hurla, maman Sioux ne dit rien, et en quelques secondes ils étaient morts tous les deux. Mes deux meilleurs amis avaient été assassinés sous mes yeux et je n’avais rien pu faire que regarder en luttant contre mes larmes, avec la main de maître Yehudi cramponnée sur ma bouche. La tuerie terminée, l’un des hommes ficha dans le sol une croix de bois, l’inonda d’essence et y mit le feu. La croix brûla comme brûlait la maison, les hommes poussèrent encore quelques cris de guerre en tirant en l’air des charges de chevrotine, puis tous remontèrent sur leurs chevaux et repartirent en direction de Cibola. La maison était incandescente, une boule de feu, une fournaise de poutres rugissantes, et lorsque le dernier des hommes disparut, le toit avait déjà cédé et s’écroulait sur le sol dans une pluie d’étincelles et de météores. J’avais l’impression d’avoir vu le soleil exploser. J’avais l’impression d’avoir été le témoin de la fin du monde.

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Mr Vertigo – Paul Auster

 

 

Paris – 1865 – Ligne E – Vers la Madeleine

Mr Zola est monté en haut de l’impériale, sa « gazette des tribunaux » sous le bras. D’habitude, il circule à pied quand il fait un soleil comme aujourd’hui. Aujourd’hui cependant, il n’a pas le temps de se balader, il travaille. Il a l’air oisif comme cela son journal déplié, le chapeau vissé sur la tête à côté des autres messieurs. Mais il n’en est rien, il suit une vieille femme et son cabas. Elle a un profil spectaculaire la vieille dame, un peu comme un bec de canard et ce profil entraperçu chez la boulangère lui a donné envie de la suivre, voir si le bec va tenir ces promesses inspirantes. Enfin bec de canard, de foulque pour être plus précis. La vieille dame en plus d’avoir un air remplumé a une voix de corneille, rauque et aigüe par moment. Elle marmonne toute seule en bas de l’omnibus.

Il est monté quasiment au terminus, boulevard Bourdon et se demande où la sorcière va descendre. Il est décidé à en faire la première héroïne de son grand roman, l’œuvre de sa vie. Elle pourrait être le départ d’une épopée autour des années 1850.

Elle a la tête des gens qui picolent de bon matin, nez en chou-fleur, yeux dans le vague. Elle traîne aussi la patte, est-ce l’alcool ou est-ce de naissance ?  En tout cas cette femme est bien trop vraie pour faire un personnage de roman, les critiques vont dire que je « charge trop la barque » réfléchit Emile. Je vais garder la boiterie pour la fille de cette femme. Femme si on peut dire, tant il y a chez elle une présence presque animale. D’abord lui trouver un nom …

Tiens déjà l’arrêt des filles du Calvaire, très bonne idée d’ailleurs ça il faudrait que la femme ait une large descendance et pourquoi pas un petit fils qui devient abbé et qui serait déchiré entre sa vocation religieuse et l’amour d’une femme. La femme descend à Capucine, je pourrais appeler mon héroïne Capucine Foulque, ce ne serait pas mal un nom de fleur accolé à un nom d’oiseau. Ou Jacinthe, Hortense, Marguerite ou alors Azalaïs, ça me plait bien ça Azalaïs Foulque, reste à me décider sur sa descendance. Asseyons-nous un moment pour noter tout cela avant que j’oublie. Mr Zola s’installe sur un banc, le journal même pas parcouru chiffonné par le trajet, en omnibus. Emile dessine dans son carnet un semblant d’arbre généalogique avec une Azalaïs Foulque, il griffonne fébrile jusqu’au moment où sonne midi. Midi ? Il sursaute et range son carnet. Pressé, il se dirige vers le café où il a rendez-vous, il en a oublié son ami qui doit déjà l’attendre.

Le journal est oublié sur le banc.  Chiffonné, il semble pathétique. Heureusement que le temps est sec et légèrement venteux. Vent qui le remet dans un pseudo ordre. Une femme boitillante le récupère et se rend au marché.

– J’vais vous reprendre des bettes, Mame Michaud, v’là pour les emballer, dit elle en tendant le journal.

– Ben sûr, Mame Colvert, j’vous en mets une livr’ pour vous et vot p’tiote ?

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Participation à l’agenda ironique de novembre chez Martine avec comme sujet les Rougons Macabres et chez Filigrane  où il fallait rallonger une texte de Julio Cortazar.

 

 

 

Griffintown – Marie-Hélène Poitras

Griffintown – Marie-Hélène Poitras

Ouvrir un livre québécois est toujours une aventure parce que le livre est écrit en français mais un français qui peut nous surpendre à tout moment, comme ça, au détour d’un paragraphe.

Dès l’incipit de Griffintown on est ailleurs :

Le jour se lève sur Griffintown après le temps de survivance, les mois de neige et de dormance.

[..] Derrière l’écurie, le ruisseau a dégelé et ses eaux noires courent vers le canal, vives et furieuses. Il a beaucoup neigé en avril. Une âme bienveillante a dilué un peu de vodka dans les abreuvoirs pour que les rares chevaux qui restent puissent boire pendant la saison froide. L’oscillation constante entre gel et dégel a sévèrement entaillé les rues, les transformant en véritables pièges à calèches. Il faut avoir connu les jours et les nuits de Griffintown pour entrevoir dans ce décor ingrat la possibilité d’un été fécond.

 

Quelques mots sur l’histoire : Billy le lad s’occupe toute  l’année de l’écurie, Paul le patron est plus un gestionnaire.  Cette écurie se trouve à quelques centaines de mètres du métro à Québec mais c’est déjà un autre monde : le monde des calèches et des cochers, dont le métier est de « promener les touristes » dans Québec (à mi-chemin donc entre des cow-boys et des attrape-nigauds). C’est un monde dur que décrit Marie-Hélène Poitras, un monde de laissé-pour-compte qui ne vivent et ne travaillent que six mois dans l’année, au contact de ces fameux chevaux et qui le reste du temps essayent de survivre à l’hiver.

Dans les premières pages on sait que le patron de l’écurie va mourir, assassiné. Par qui ? pourquoi ? c’est un peu le sujet du livre mais pas tant que ça, le sujet est surtout de décrire ce monde au bord de la disparition, un monde  où il n’y a pas réellement de lois.

On a liquidé le patron. L’ordre des choses, jusque-là immuable, vient d’être renversé. Il y aura des questions d’honneur à soupeser, peut-être une vengeance à orchestrer et probablement un message à décoder. Les hommes de chevaux vont devoir rétablir la justice ou s’en fabriquer une et l’imposer. En règle générale, les policiers ne viennent pas au Far Ouest ; les autorités laissent les hommes de chevaux régler leurs affaires entre eux, en autant que leurs histoires ne débordent pas les frontières du territoire. Ce qui se passe à Griffintown reste à Griffintown ; il en a toujours été ainsi.

 

Le meurtre du patron n’est pas à l’avant de la scène, plutôt même un prétexte : on suit surtout les débuts professionnels de Marie, jeune femme naïve, qui veut vivre aucontact des chevaux et de la nature. Elle se lance, pleine d’enthousiasme, dans sa première saison en tant que cochère.

 

Extrait (page 83)

Sur le chemin du retour, John réitère ses conseils une dernière fois : « Parle des Indiens aux touristes européens, d’architecture et d’histoire aux Américains, pointe le magasin de costumes aux familles et rappelle aux rares Montréalais qui montent à bord la signification du « je me  souviens ». Pique par les tronçons de ruelles lorsque c’est trop engorgé ailleurs, évite le plus possible les segments de la rue Saint-Paul en pavé uni – ravageur pour les sabots –, prends garde de rester prise dans la pente de la côte Bonsecours à un feu rouge, et si c’est sur le point d’arriver, pars au trot voire au galop, épargne ton cheval. Les stands devant la basilique et en bas de la place Jacques-Cartier sont le territoire des cochers expérimentés, tant que tu sauras pas reculer, évite-les et  garde un profil bas. Si un touriste te tape sur les nerfs, tu le fais descendre, exactement comme Alice a fait avec toi, souviens-toi qu’il y a un seul maître à bord de la calèche : le cocher. Méfie-toi des camions qui transportent un baril de ciment pivotant ; certains chevaux, convaincus que le baril va leur rouler dessus, s’emballent lorsque les camions s’approchent d’eux. Évite de mettre ton fric dans le coffre arrière quand le Rôdeur surveille ta calèche, et quand tu sollicites les touristes, ça se fait entre le nez de ton cheval et le coffre de la calèche, ne dépasse pas les limites de ton territoire – comme chez les putes.  Tiens-toi loin de la Mouche. De toute façon, tu dois pas être le genre de fille qui emprunte du fric à un shylock… Change la couche de ton cheval dès qu’il y a du crottin dedans, sinon les mouches arrivent et les cochers vont te tomber dessus. Et je ne parle même pas des résidents du quartier, qui nous haïssent presque autant que les chauffeurs de taxi. Ici, ta place, faut que tu la gagnes. T’auras pas à te rapporter à Billy. Si sa calèche et son cheval reviennent intacts, que tu loades un peu et que tu ramènes de l’argent à l’écurie, il te laissera tranquille. Ce sont les cochers entre eux qui régissent le milieu. En d’autres mots, si tu fais pas l’affaire, tu le sauras bien assez vite. Dernière chose : à la fin de la journée, garde ton fouet pas trop loin, comme je te l’ai enseigné. Un cocher rentre à l’écurie les poches pleines et ça se sait. »

 

En conclusion : frais et rude à la fois, dépaysant et plein d’humour, une réussite.

Le mois de novembre est québécois chez Yueyin et chez Karine

La fiancée américaine – Eric Dupont

 

Excitées jusqu’à la racine des cheveux, Beth et Floria Ironstone avaient été les premières à atteindre le site de la dernière épreuve de force : la levée du cheval. La bête se tenait debout déjà debout à côté d’un mât qui rappelait par sa hauteur, un poteau de téléphone, et dans lequel on avait inséré des tiges de fer à tous les trente centimètres. Il s’agissait pour le concurrent de monter le cheval, la bête la plus docile du comté, et, en quelque sorte arrimé à la selle à l’aide d’un harnais dont les larges courroies lui recouvraient les épaules, de se hisser à dix mètres du sol – avec le cheval ahuri accroché à son derrière – en s’agrippant aux tiges de fer plantées dans le poteau, lui-même profondément ancré dans le sol ; une « épreuve d’été » comme on l’appelait dans le milieu, tout simplement parce qu’elle était difficile à organiser dans les salles de théâtre qui accueillaient les spectacles d’hommes forts pendant la saison froide. À cet obstacle, s’ajoutait la difficulté de trouver d’abord une bête suffisamment obéissante pour endurer de faire le lent voyage vers le ciel cinq fois et ensuite, cela va sans dire, un propriétaire de cheval aux nerfs d’acier qui consentît à laisser l’animal participer au dangereux manège. Par chance, toutes ces conditions étaient réunies à Gouverneur et la foule se rassemblait lentement autour de cette étrange mât de cocagne à l’appel du maître de cérémonie. Le Géant de Varsovie, Idaho Bill, The Great Brouyette, et finalement, Podgorski et Lamontagne formait un cercle autour du maître de cérémonie, tirant à la courte paille pour déterminer qui monterait le cheval en premier.

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La fiancée américaine – Eric Dupont

La fiancée américaine – Eric Dupont

C’était le dimanche des noces d’Alphonsine, une des petites sœurs du feu Louis–Benjamin qu’on avait offerte vive à un marchand du bas de la ville, un monsieur de Saint-Patrice qui cherchait une épouse pieuse et travaillante capable de tenir maison dans l’une des rues voisines de la baie. Le curé Cousineau, ému de voir la petite Alphonsine quitter sa paroisse, offrit aux Lamontagne de les accompagner dans sa carriole, un véhicule lui appartenant, mais tiré par une jument qui appartenait aux sœurs de l’Enfant-Jésus, une bête fourbue et imprévisible dont mêmes les religieuses ignoraient l’âge exact. On y alla donc tous, Madeleine-la-Mére et son mari, le père Lamontagne, leur fils Napoléon, les trois filles encore à marier et bien sûr le jeune Louis, qui marchait à côté de la carriole. Au sortir de la cérémonie, alors qu’on voulait remonter en haut de la ville pour le repas de noces, la jument décida de mourir. Comme ça. Raide. Cela avait dû se passer pendant que la jeune Alphonsine acceptait de prendre le joug du mariage. En tout cas, on ne put, au sortir de l’église, que constater le décès de la pauvre bête. De mauvaises langues commencèrent à faire porter le blâme de sa mort au curé Cousineau, plus obèse que jamais et qui ne se privait jamais d’une promenade en carriole jusqu’à Cacouna. La vérité était bien plus ennuyante : la jument était tout simplement trop vieille. C’est par pur hasard qu’elle était tombée morte pendant le mariage d’Alphonsine. Mais c’est souvent à la faveur d’un hasard que les hommes deviennent des héros.

– Mais notre beau Louis va nous tirer jusqu’en haut de la ville ! avait lancé à la blague le curé Cousineau, que le jeune homme avait décidé de prendre au mot.

Madeleine-la-Mére protestait, cherchait son air, tançait son petit-fils tandis que le grand-père l’encourageait, peut-être pour donner une leçon d’humilité à son Louis certes costaud, mais à ses yeux incapable de tirer toute une famille dans une carriole jusqu’en haut de la ville, avec en prime un curé sphérique. Le bonhomme riait dans sa barbe. Louis piaffait. Sur le parvis de l’église, les invités regardaient, amusés, la famille Lamontagne se donner en spectacle. Dans sa robe blanche, la petite Alphonsine tentait de dissuader Louis.

– Tu vas déchirer ton beau linge !

L’argument ne pesa pas lourd. En tout cas, pas aussi lourd que le curé Cousineau, déjà assis dans la carriole sur l’ordre du père Lamontagne, juste à côté de Madeleine-la-Mére et de ses quatre filles prêtes à subir l’humiliation mortelle sous les yeux de tous les noceurs. Pour détendre l’atmosphère, le curé Cousineau cria un « Hue ! » auquel le jeune homme réagit en mouvant sa carcasse imposante vers l’avant. Et le miracle se produisit. Sans le moindre à-coup, dans un léger bruit d’essieu mal huilé, l’équipage avança sous les yeux médusés de ses occupants et de tous les autres témoins de la scène. Sans broncher, Louis Lamontagne gravit la longue pente de la rue Lafontaine, entre deux haies de passants endimanchés, puis la rue Saint-Elzéar et, finalement, immobilisa la carriole devant la maison familiale de la rue Fraserville, sous les applaudissements d’une foule en liesse. À bout de souffle, mais fier, Louis Lamontagne devint à partir de ce jour le Cheval Lamontagne.

Podgorski négligea de spécifier que l’origine de ce surnom ne faisait pas l’unanimité à Rivière-du-Loup. Aux dires de certains, Louis avait acquis ce surnom pour d’autres raisons. Mais dans un concours de force, c’est l’histoire de la carriole que Louis préférait raconter.

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La fiancée américaine – Eric Dupont