À vingt-trois heures cinquante-neuf minutes de ce trente et un décembre, personne n’aurait eu la naïveté de parier une allumette usée sur la vie de la royale dame. Ayant abandonné tout espoir, les médecins s’étant rendus à l’évidence inexorable, la famille royale, disposée hiérarchiquement autour du lit, attendait avec résignation le dernier soupir de la matriarche, quelques mots brefs peut-être, une ultime sentence édifiante destinée à la formation morale des princes, ses petits-enfants bien-aimés, une jolie phrase bien tournée et peut-être, à l’intention de la mémoire immanquablement ingrate de ses futurs sujets. Puis, comme si le temps s’était arrêté, il ne se passa rien. L’état de la reine mère ne s’améliora ni n’empira, il resta comme en suspens, le corps frêle oscillant à l’orée de la vie, menaçant à chaque instant de tomber de l’autre côté, mais rattaché à celui-ci par un fil ténu que la mort, car ce ne pouvait être qu’elle, continuait à retenir, par un étrange caprice. L’on était déjà passé à la journée suivante et ce jour là, comme cela fut annoncé dès le commencement de ce récit, personne ne mourrait.
Tout commence par des vacances. le commissaire Charitos profite de congés bien mérités avec sa femme. Sur leur lieu de vacances, ils rencontrent trois jeunes retraitées avec qui ils nous font découvrir la beauté de la Grèce. Cette parenthèse achevée ils rentrent tous à Athènes. Le commissaire Charitos, le premier jour de sa reprise, apprend que son supérieur part à la retraite et qu’il va assurer l’intérim. Il espère profiter d’un peu de calme avant le rush de la rentrée mais les faits ne lui en laissent pas le temps : un homme politique est retrouvé mort dans sa cuisine… une mystérieuse femme en mobylette lui a déposé un gâteau empoisonné… Ce premier crime est bientôt suivi d’un autre, le meurtre d’un autre homme politique. Cette enquête s’avère compliquée du fait justement de son caractère politique. Charitos est régulièrement convoqué par son ministre de tutelle pour rendre compte de l’avancée de l’enquête ( qui comme toute enquête au début n’avance pas comme il faudrait) Au delà de ces investigations, c’est la description de la Grèce actuelle qui m’a le plus intéressée : l’arrière plan de l’intrigue est une Grèce en pleine crise : manque de crédits à l’université, problème d’afflux de migrants … organisation politique…la crise est bien présente dans la vue quotidienne… Le commissaire Charitos est un policier aguerri qui reste sympathique et humain : il est plutôt « famille » et celle ci est très présente que ce soit sa femme ou sa fille, adulte. Ils se retrouvent souvent lors de repas mémorables qui m’ont mis l’eau à la bouche. Une fois n’est pas coutume, j’avais trouvé rapidement coupable et mobile. Malgré quelques « ficelles » un peu grosses pour découvrir le coupable, j’ai trouvé ce roman très intéressant.
un extrait
– Les choses de l’esprit, aujourd’hui… les travailleurs de l’esprit n’existent plus, monsieur le commissaire, nous n’avons plus que des intellectuels. – Quelle est la différence ? – Les travailleurs de l’esprit sont dans les bibliothèques, ils se consacrent à l’étude, à la science. Les intellectuels sont spécialistes en généralités sur tous les sujets. Les travailleurs de l’esprit ont des connaissances, les intellectuels ont des points de vue qu’ils aiment exposer à la moindre occasion.
– J’aimerais d’abord savoir des choses sur toi, dit-elle. – Quelles choses ? – Tout. Comment tu as été élevé, ton âge, ce que tu fais, ce genre de choses. – C’est une histoire très quelconque. Je parie que tu t’endormiras en m’écoutant. – J’aime les histoires quelconques. – Oui, mais la mienne d’histoire quelconque est d’un genre que personne n’apprécie. – Ça fait rien. Parle m’en dix minutes seulement. – Je suis né le 24 décembre 1954, la veille de Noël. C’est pas drôle de naître ce journal là. Parce que les cadeaux d’anniversaire finissent toujours par compter aussi pour Noël. Tout le monde veut s’en tirer à bon compte. Je suis du signe du Capricorne, du groupe sanguin A, un genre de combinaison qui vous destine à devenir employé de banque ou de mairie d’arrondissement. J’aurais peu d’affinités avec les sagittaires, les balances et les Verseaux. En somme un destin bien monotone, n’est-ce pas ? – C’est passionnant ! – J’ai été élevé dans une ville quelconque où je fréquentai une école tout aussi quelconque. J’étais un enfant taciturne et en grandissant je suis devenu un enfant ennuyeux. J’ai connu ensuite une fille quelconque, et mon premier amour fut quelconque. À 18 ans, je monte à Tokyo et entre à l’université. Quand j’en sors, je crée une petite agence de traduction avec un ami et j’assure ainsi ma subsistance. Il y a trois ans, on a étendu nos activités à la communication d’entreprise et la publicité. C’est une affaire qui se développe comme il se doit. J’ai fait la connaissance d’une fille qui travaille dans la société : nous nous sommes mariés il y a quatre ans et avons divorcé voici deux mois. Difficile de t’expliquer pourquoi en quelques mots. J’ai un vieux matou. Je fume quarante cigarettes par jour. Impossible d’arrêter. J’ai trois costumes, six cravates et cinq cents disques démodés. Je me souviens de tous les assassins dans les romans d’Ellery Queen. Je possède l’édition complète de La recherche du temps perdu de Proust, mais je n’en ai lu que la moitié. L’été je bois de la bière, l’hiver du whisky.
Premier chapitre : Grèce 1940 – le Docteur Yannis raconte l’histoire de son île, la Céphalonie, suite aux invasions multiples sur plusieurs siècles : c’est très drôle et un peu poétique. Deuxième chapitre : cette fois, le lecteur est dans la peau du Duce qui monologue sur la grandeur de l’Italie, le fascisme et la guerre qui se prépare. C’est à la fois aussi grandiloquent et très ironique. Pour tout dire le Duce (et ses compétences économiques ou militaires) sont tournées en ridicule…
Il s’agit ici d’un roman choral : tour à tour des personnages font progresser petit à petit l’histoire : Metaxas, dictateur grec, narre les pressions « diplomatiques » faites par les italiens avant le début des combats. Pelagia, la fille du docteur raconte son amour naissant pour Mandras …qui part à la guerre. Un des narrateurs les plus présents est Carlo, soldat italien, il s’agit d’un bon gros géant (une force de la nature très sensible) qui raconte de façon poignante le début de la guerre en 1940 : l’Italie provoque des incidents à la frontière entre la Grèce et l’Albanie puis tente d’envahir la Grèce. Contre toute attente, l’armée grecque peu équipée résiste bien à ces attaques mais sera balayée par les panzers allemands… Après la reddition de la Grèce, commence pour la Céphalonie une occupation italienne…
Le capitaine Corelli du titre est évoqué par Carlo vers la page 131 puis entre réellement en scène (page 200 sur 500). On le suivra alors dans sa découverte de cette île sauvage et de ses habitants… C’est tellement bien écrit que je n’ai pas vu le temps passer : tour à tour, le ton sait se faire mordant, drôle, horrifiant, tendre…
C’est un roman formidable…quel souffle !!!
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Un extrait (page 201)
J’étais entré dans la guerre en romantique et j’en sortais détruit, effondré et désespéré. L’expression « le cœur brisé » me vient à l’esprit mais elle ne peut décrire la sensation d’être absolument anéanti corps et âme. Je savais que je voulais fuir – j’enviais nos soldats en Yougoslavie qui avaient changé de camp et rejoint la division Garibaldi – mais, finalement, on ne peut échapper aux monstres qui dévorent de l’intérieur le plus profond, et la seule façon de les vaincre c’est soit de se battre avec eux, comme Jacob et son ange ou Hercule et ses serpents, soit de les ignorer jusqu’à ce qu’ils renoncent et disparaissent. C’est ce que j’ai fait, aidé en cela par un petit miracle qui s’appelle le capitaine Antonio Corelli. Il est devenu ma source d’optimisme, une fontaine d’eau claire, une sorte de saint sans trace répugnante de piété, un saint qui considérait qu’il fallait jouer avec la tentation plutôt que s’y opposer mais qui restait un homme d’honneur parce qu’il ne savait pas se conduire autrement.Je l’ai rencontré dans le campement voisin d’Agostoli, avant que le maréchal des logis n’organise le cantonnement chez l’habitant. C’était le milieu du printemps, quand l’île est la plus sereine et la plus belle. Plus tôt dans l’année, le temps peut être très tourmenté, et plus tard, il peut faire une chaleur insupportable, mais au printemps le temps est délicieux, il y a une légère brise avec un peu de pluie le soir et des fleurs sauvages qui s’épanouissent dans des endroits impossibles. Après les horreurs de la guerre, c’était comme si j’avais débarqué en Arcadie ; l’impression de paix fut si forte qu’elle me laissa en larmes, reconnaissant et incrédule. C’était une île où il était physiquement impossible de se sentir morose, où les mauvaises émotions ne pouvaient pas exister. Quand je suis arrivé, la division avait déjà succombé à ses charmes, elle s’était laissé aller sur ses coussins, avait fermé les yeux et faisait de doux rêves. Nous avons oublié d’être des soldats.La première chose qui m’a frappé c’est l’intense clarté de la lumière. Ce serait sans doute ridicule de prétendre que l’air de Céphalonie n’a pas de densité, mais la lumière est si limpide, si pure qu’on est momentanément ébloui et écrasé, mais sans douleur. Pendant deux ou trois jours j’ai marché les yeux plissés. J’ai découvert qu’à Céphalonie la nuit tombe d’un seul coup et qu’avant la pluie la lumière devient nacrée. Après la pluie, l’île sent le pin, la terre chaude et la mer sombre.[…]
J’ai rencontré le capitaine Corelli dans les latrines du camp. Sa batterie avait des latrines que l’on appelait « la Scala » parce que le capitaine avait fondé un petit club d’amateurs d’opéra qui y chiaient ensemble tous les matins à la même heure, assis en rang sur la planche de bois, le pantalon aux chevilles. Il possédait deux barytons, trois ténors, une basse et une haute-contre dont on se moquait parce qu’il devait chanter tous les rôles de femmes ; l’idée était que chacun devait lâcher une grotte ou un pet pendant les crescendo, quand le champ recouvrait le bruit. Ainsi l’humiliation de déféquer en commun était atténuée et tout le campement commençait la journée en fredonnant un air qui s’élevait des chiottes. Ma première expérience de la Scala avait été d’entendre l’air de la Forge à 7h30, accompagné par des timbales d’une résonance prodigieuse. Naturellement, je n’ai pas résisté à aller voir et je me suis approché d’un enclos de toile où l’on avait peint « la Scala » à grands coups de blanc. J’ai senti une odeur épouvantable, repoussante, mais je suis rentré et j’ai vu une rangée de soldats qui chiaient sur leur perchoir, le visage rouge, chantant à tue-tête et frappant sur leurs casques d’acier avec des cuillères. J’étais à la fois confus et stupéfait, surtout quand j’ai vu qu’il y avait un officier, assis parmi les hommes, qui dirigeait tranquillement le concert avec une plume dans la main droite. On salue généralement un officier en uniforme, à plus forte raison quand il porte sa casquette. Mon salut a été un geste précipité et inachevé pour accompagner ma retraite – je ne connaissais pas le règlement qui précise comment saluer un officier en uniforme qui a son pantalon baissé pendant un exercice d’élimination chorale en territoire occupé.Je devais par la suite rejoindre la société lyrique, présenté comme « volontaire » par le capitaine après qu’il m’eut entendu chanter en astiquant mes bottes : il s’était aperçu que j’étais baryton. Il m’a tendu un morceau de papier chipé au bloc-notes du Général Gandin lui-même et sur lequel était écrit :
TOP SECRET
Par ordre du QG, supergrecia, le caporal d’artillerie Carlo Piero Guercio doit se présenter pour service d’opéra à toute sollicitation du capitaine Antonio Corelli du 33e régiment d’artillerie, division Acqui. Règlement d’engagement :
tout soldat appelé à l’entraînement musical régulier devra jouer d’un instrument de musique (cuillères, casque, peigne et papier, etc.).
Quiconque manquera régulièrement les notes aiguës sera émasculé et ses testicules seront donnés à des causes charitables.
Quiconque maintiendra que Donizetti est meilleur que Verdi sera habillé en femme, ridiculisé devant la batterie et ses canons, portera une casserole sur la tête et, dans les cas extrêmes, sera tenu de chanter « Funiculi, Funicula» ainsi que toute autre chanson relative au chemin de fer que le capitaine Antonio Corelli jugera bon d’exiger de temps en temps.
Tous les aficionados de Wagner seront fusillés péremptoirement, sans jugement et sans appel.
La cuite ne sera obligatoire que lorsque le capitaine Antonio Corelli ne paie pas la tournée.
Signé : Général Vechuarelli, commandant suprême, Supergrecia, au nom de sa majesté le roi Victor-Emmanuel.
Mwanito, le narrateur a onze ans. Lorsqu’il en avait trois, un drame est survenu dans sa famille : la mère est morte (on saura tout à la fin comment). Le père a choisi de s’exiler dans une masure à des kilomètres de toute civilisation. Non loin, la guerre gronde. La famille vit donc en huis clos : il y a le père, glissant de plus en plus dans la folie, le fils aîné, le narrateur, un ancien militaire et l’oncle qui vient de temps en temps apporter de la nourriture depuis la ville. Pauvres enfants prisonniers de la folie de leur père…. Sept ans s’écoulent ainsi jusqu’à l’arrivée d’une portugaise dans cet étrange lieu. Qui est elle ?
L’écriture est belle mais tant de folie et de solitude m’ont pour le moins attristée , pas le bon moment pour moi ce livre ? Le rythme est plutôt lent et s’accélère à la la fin avec des révélations sur la mère disparue.
Je ressors de cette lecture avec une impression de tristesse et d’apathie …dommage car la poésie est bien présente….
Un extrait :
– Là-bas, notre soleil ne parle pas. – Où c’est là-bas, madame Marta ? – Là-bas, en Europe. Ici c’est différent. Ici, le Soleil gémit, susurre, crie. – Pourtant, corrigeai-je délicatement, le Soleil est toujours le même. – Tu fais erreur. Là-bas, le Soleil est une pierre. Ici, c’est un fruit.
Richard Russo fait partie des auteurs que j’ai découverts récemment et qui m’enchantent. Pas d’histoire extraordinaire ici : un homme, enseignant universitaire, a des difficultés dans son couple. Les deux époux ont tous les deux la cinquantaine et leur fille les a invités au mariage de sa meilleure amie au fameux cap Cod du titre. C’est l’occasion pour Jack de dérouler sa vie entière pour se demander quand son mariage a commencé à partir à vau l’eau. Il revient sur son enfance et surtout sur le couple étrange que formait ses parents. Le père octogénaire est décédé il y a six mois et Jack avait promis de disperser ses cendres au Cap Cod, là où celui-ci aurait vécu les plus beaux instants de sa vie. Sa mère (octogénaire également) le harcèle au téléphone….
Il s’agit d’un livre introspectif, à la fois lucide sur les dégâts du temps et fascinant d’ironie (le comique de répétition atteint des sommets dans l’autodérision et j’ai plusieurs fois éclaté de rire…pour être pas loin des larmes deux pages après)
Dans une deuxième partie, on retrouve nos (anti) héros, un an après, au mariage de leur fille Laura : après un an de séparation, est là l’occasion de se réconcilier ?
Si on devait plagier le titre d’un film célèbre ce serait deux mariages et deux enterrements … une réussite pour ma part ce roman (peut-être parce que j’ai quasiment le même âge que les deux personnages principaux ….et que je me suis énormément identifiée à eux)
Un extrait :
C’était au sujet de l’endroit où ils passeraient leur lune de miel qu’ils avaient connu leur premier vrai désaccord. Elle penchait pour les côtes du Maine où elle allait en vacances quand elle était petite. Chaque été, la famille louait la même vieille baraque à moitié en ruines non loin de l’endroit où sa propre mère avait grandi. Les huisseries laissaient passer les courants d’air, la charpente craquait, et le parquet était tellement voilé que si un pion des petits chevaux tombait de la table de la cuisine, on courait après jusque dans le salon pour le récupérer. Mais ils y étaient habitués, et il y avait assez de place pour loger les parents, les cinq enfants et les éventuels visiteurs du week-end. Joy se souvenait des dîners en famille et des excursions le soir vers un parc d’attraction de la région, des parties de Monopoly et des tournois de Cluedo qui duraient la journée entière quand il pleuvait. Même après la mutation de son père dans l’Ouest, ils retournaient passer le mois de juillet dans le Maine, malgré les plages de galets et l’eau trop froide pour s’y baigner. Joy était allée jusqu’à suggérer de louer cette même maison pour leur lune de miel. Ce qui appelait la Grande Question numéro un : pourquoi Griffin l’avait-il convaincue d’aller au cap à la place ? Puisque l’opportunité leur était donnée de suivre les traces d’un mariage heureux – celui des parents de Joy l’avait été, sans l’ombre d’un doute -, pourquoi choisir l’exemple misérable donné par ses propres parents ?
Un court roman mettant en scène une journée capitale dans la vie de Jane Fairfield, bonne de 22 ans dans l’Angleterre de 1924. J’ai trouvé ce roman très bien construit. Au début il m’a semblé que Jane avait une réflexion très (trop) aboutie pour une jeune femme d’une condition aussi modeste en ce début de 20ème Siècle. Puis on apprend que Jane justement se remémore cette journée de 1924, 60 ans plus tard : elle est devenue écrivain et ainsi le vocabulaire et la réflexion deviennent beaucoup plus crédibles. Je ne dirai pas en quoi cette journée a changé la vie de cette jeune orpheline, pour ne pas trop en dévoiler. Juste que Jane est la maîtresse d’un jeune homme résidant dans la maison voisine où elle travaille (amours ancillaires qui ne seront vues que du côté de Jane). Dans une Angleterre qui pleure les nombreux jeunes hommes morts dans les tranchées, l’histoire de Jane m’a convaincue et énormément intéressée. Ce fameux dimanche sera un déclencheur dans la vie de cette jeune femme, pudique et déterminée….
Un extrait :
Normalement, on ne devait entrer dans les bibliothèques, oui, surtout dans les bibliothèques, qu’après avoir discrètement frappé à la porte, même si, à en juger par celle de Beechwood, il n’y avait personne la plupart du temps. Cependant, même sans personne à l’intérieur, elles pouvaient vous donner l’impression, plutôt désobligeante que vous n’aviez rien à y faire. Une bonne se devait toutefois d’épousseter -et Dieu sait ce que les livres pouvaient accumuler de poussière ! Entrer dans la bibliothèque de Beechwood revenait presque à pénétrer dans les chambres des garçons, au premier étage. L’utilité des bibliothèques, se disait-elle parfois, tenait moins au fait qu’elles contenaient des livres, qu’à celui qu’elles préservaient cette atmosphère sacrée de « prière de ne pas déranger » d’un sanctuaire masculin.
Un livre qui ne m’a pas totalement convaincue. Peut-être est-ce les circonstances de lecture : le sujet du livre est une épidémie de polio, un livre que je lis durant le deuxième confinement. L’épidémie fait rage dans ce quartier pauvre de Newark en 1944. La canicule y est oppressante. Les victimes de cette épidémie sont presque tous de jeunes garçons de 12 ans. J’ai trouvé que Roth restait en surface de ses personnages.
Le jeune homme au début est convaincant ,il souffre d’avoir été refusé dans l’armée du fait de sa mauvaise vue ; en Europe et dans le Pacifique la guerre fauche de jeunes hommes de vingt ans. Bucky Cantor décide alors de devenir professeur de sport pour accompagner les jeunes de son quartier… J’ai trouvé ensuite qu’il tourne vite aux clichés : culpabilité, fuite en avant,… perte de foi en Dieu… Pour tout dire j’ai également trouvé que la fin était un petit peu bâclée… En bref pas convaincue du tout : après avoir été enthousiasmée par « le complot contre l’Amérique », j’en attendais sûrement trop ….
LC avec Edualc (qui, j’espère, aura plus apprécié que moi)
Deux extraits
Le grand-père, Sam Cantor, était venu tout seul en Amérique dans les années 1880, petit immigrant originaire d’un village juif de Galicie polonaise. Il avait appris à n’avoir peur de rien dans les rues de Newark, où il s’était fait casser le nez plus d’une fois dans des bagarres avec des bandes antisémites. Les agressions violentes contre les Juifs, chose courante pendant sa jeunesse dans les quartiers pauvres de la ville, contribuèrent beaucoup à former sa conception de la vie, et plus tard celle de son petit-fils. Il l’encouragea à se défendre en tant qu’homme, et à se défendre en tant de Juif, à comprendre qu’on n’en a jamais fini avec les combats qu’on mène, et que, dans la guérilla sans fin qu’est la vie, «quand il faut payer le prix, on le paye».
* *
Il faut qu’il convertisse la tragédie en culpabilité. Il lui faut trouver une nécessité à ce qui se passe. Il y a une épidémie, il a besoin de lui trouver une raison. Il faut qu’il se demande pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ? Que cela soit gratuit, contingent, absurde et tragique ne saurait le satisfaire. Que ce soit un virus qui se propage ne saurait le satisfaire. Il cherche désespérément une cause plus profonde, ce martyr, ce maniaque du pourquoi, et il trouve le pourquoi soit en Dieu soit en lui-même, ou encore, de façon mystique, mystérieuse, dans leur coalition redoutable pour former un destructeur unique. Je dois dire que, quelle que soit ma sympathie pour lui face à l’accumulation de catastrophes qui brisèrent sa vie, cette attitude n’est rien d’autre chez lui qu’un orgueil stupide, non pas l’orgueil de la volonté ou du désir, mais l’orgueil d’une interprétation religieuse enfantine, chimérique.