Aux Cinq Rues, Lima – Mario Vargas Llosa

Grosse déception ce livre.

J’avais adoré de cet auteur « Tante Julia et le scribouillard » que j’avais trouvé très fin dans l’analyse des sentiments et des situations.
Ici dans « Aux Cinq rues, Lima » j’ai trouvé tout très caricatural : les personnages (deux couples aisés), l’inévitable adultère qui arrive à la page 10 (le seul point positif de ce roman est cette histoire d’amour qui est quand même surprenante)
Il y est également décrit en toile de fonds la corruption des dirigeants péruviens, la terreur inspirée par l’organisation Sentier Lumineux, le pouvoir de destruction des médias. En écrivant cela, je me dis qu’il y avait tout pour un bon roman, et bien non, trop caricatural avec un style « facile » et peu recherché (mais c’était peut être fait exprès et je n’ai pas saisi le second degré).

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Un extrait

À peine l’avait-il vu entrer dans son bureau que l’ingénieur Enrique Cárdenas – Quique pour les intimes – avait ressenti un étrange malaise. Qu’est-ce qui l’incommodait chez ce journaliste qui s’avançait en lui tendant la main ? Sa dégaine de Tarzan roulant des mécaniques comme le roi de la jungle ? Ce petit sourire de rat qui fripait son front sous ses cheveux gominés et plaqués sur son crâne comme un casque de métal ? L’étroit pantalon en velours côtelé mauve qui moulait comme un gant son petit corps étriqué ? Ou ces souliers jaunes à semelle compensée pour le grandir ? Tout dans sa petite personne lui parut ridiculement laid.

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Le mois Espagnol est chez Sharon

Seul dans Berlin – Hans Fellada

1940 – 1943 à Berlin.
Le lecteur est invité à suivre le quotidien d’un immeuble de la rue Jablonski à Berlin.
Côté personnages, il y a d’abord le couple Quangel, Anna et Otto, dont le fils vient de mourir au front. Parmi leurs voisins, il y a les affreux Persicke, le père est un nazi saoul en permanence et mène à la baquette sa femme et  ses trois fils adolescents enrôlés aux Jeunesses Hitlériennes. Mme Rosenthal est recluse dans son appartement, son mari est dans un camp de concentration non pas parce qu’il est juif mais pour «dissimulation d’avoirs à l’étranger ».
L’ ancien procureur Fromm (à la retraite)  essaie d’aider Mme Rosenthal.

Autour de l’immeuble gravite une foule de personnages : parmi eux les exécrables Enno Kluge et Emil Borkhausen, le concierge, qui essaient de voler Mme Rosenthal : tant de bêtise pourrait même paraître drôle si ce n’était pas si sordide..

J’ai beaucoup apprécié ce roman sur le plan historique mais aussi sur la construction fort habile. Pourtant, au début, j’ai eu peur de lâcher ce livre tant  le trait est caricatural : les « méchants » sont bêtes, ivrognes, les « gentils » sont un peu pâles.

Et puis les cinquante premières pages passées, l’intrigue devient très captivante et a su me convaincre : sans en dire trop, il s’agit d’une enquête (où l’auteur alterne les points de vues entre la Gestapo et les autres intervenants)
Les énergumènes Enno Kluge et le concierge de l’immeuble sont toujours des ivrognes mais ont pris de la consistance et s’ils restent « bêtes » sont très nuancés.
Et puis surtout j’ai apprécié la ténacité et la volonté du couple dans leurs « actes de résistance » (et leur naïveté).

En conclusion : un livre passionnant : il ne faut pas se laisser décourager par les 50 premières pages …

Ce livre a été publié en 1947.

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Un extrait :

Cependant, nous ne voulons pas fermer ce livre sur des images funèbres : c’est à la vie qu’il est dédié, à la vie qui sans cesse triomphe de la honte et des larmes, de la misère et de la mort.
Nous sommes au début de l’été 1946. Un garçon, presque un jeune homme déjà, traverse la cour d’une ferme du Brandebourg. Une femme assez âgée le croise :
– Alors, Kuno, demande-t-elle, quoi de neuf aujourd’hui ?
– Je vais à la ville. Il faut que j’aille chercher la nouvelle charrue.
– Bon. Je vais te faire une liste de choses qu’il faut rapporter. Si tu les trouves…
– S’il y en a quelque part, je les trouverais, maman, tu le sais bien.
Ils se regardent en riant, puis elle rentre dans la petite maison où se trouve son mari, le vieil instituteur, qui a depuis longtemps atteint l’âge de la retraite et qui continue pourtant à faire la classe, comme le plus jeune de ses collègues.
Le garçon sort de l’écurie le cheval Toni, dont ils sont tous si fiers. Une demi-heure plus tard, Kuno-Dieter Borkhausen est sur le chemin de la ville. Mais il ne s’appelle plus Borkhausen ; il a été adopté régulièrement par le couple Kienschäper, le jour où il est apparu que ni Karlemann, ni Max Kluge ne reviendraient de la guerre. On a profité de l’occasion pour supprimer le « Dieter » : Kuno Kienschaper est un nom qui suffit parfaitement.
Kuno siffle entre ses dents, tandis que son cheval prend son temps, dans le soleil ; ils ont toute la matinée devant eux. Kuno examine les champs, jugeant en expert de l’état des semailles. Il a beaucoup appris à la campagne et – Dieu merci – il a presque autant oublié.
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Challenge Chez Madame Lit où le thème du mois est « ville européenne »

La peste – Albert Camus

194x à Oran : Rieux le médecin se rend compte le premier que le début d’épidémie qui frappe Oran est la peste.  Tout d’abord les autorités nient le problème, puis rapidement bouclent la ville…
Deux dates seulement dans ce livre : 15 avril début de la peste et 25 janvier fin de celle ci . Entre ces deux dates, Camus va nous faire suivre le quotidien d’une dizaine de personnes dans Oran en huis clos.
Que dire de plus de de ce livre sur lequel tout a été dit ? Paru en 1947, ce livre ne peut faire que penser à la seconde guerre mondiale : en condensant dans une ville le fléau de la peste (nazisme) et la réaction de ceux qui y sont confrontés : révolte, résignation, lâcheté, combat ….
Les personnages sont à la fois des archétypes mais aussi très bien campés et vivants :
Rieux le médecin restera pour moi le plus mystérieux : Il s’occupe des malades et on en sait finalement peu sur ses sentiments.
Cottard, le rentier, a des « choses » à se reprocher , il est content que la peste le bloque à Oran et que les gendarmes ne le recherchent plus. L’idée de se retrouver en prison le terrorise.
Grand, un employé municipal, essaie d’écrire la première phrase de son roman (alors elle est superbe, somptueuse ou magnifique la jument de cette phrase ?)
Rambert le journaliste essaie de sortir d’Oran par des moyens légaux et finit par essayer de partir clandestinement.
Enfin le père Paneloux représente la vision de l’église et pour lui la peste est un fléau divin ….
ET bien sûr la peste qui moissonne chaque jours son quota de victimes (innocentes ou pas , sans distinction)
En conclusion : un livre passionnant (seul petit bémol : où sont les femmes ?)
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Ci dessous les trois passages de la « somptueuse »
P99 (dialogue entre Grand et Rieux)
– Asseyez-vous, dit-il, et lisez-la-moi.
L’autre le regarda et sourit avec une sorte de gratitude.
– Oui, dit-il je crois que j’en ai envie.
Il attendit un peu, regardant toujours la feuille, puis s’assit. Rieux écoutait en même temps une sorte de bourdonnement confus qui, dans la ville, semblait répondre aux sifflements du fléau. Il avait, à ce moment précis, une perception extraordinairement aiguë de cette ville qui s’étendait à ses pieds, du monde clos qu’elle formait et des terribles hurlements qu’elle étouffait dans la nuit. La voix de Grand s’éleva sourdement : « Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne. » Le silence revint et avec lui l’indistincte rumeur de la ville en souffrance. Grand avait posé la feuille et continuait à la contempler. Au bout d’un moment, il releva les yeux :
– Qu’en pensez-vous ?
Rieux répondit que ce début le rendait curieux de connaître la suite. Mais l’autre dit avec animation que ce point de vue n’était pas le bon. Il frappa ses papiers du plat de la main.
– Ce n’est là qu’une approximation. Quand je serai arrivé à rendre parfaitement le tableau que j’ai dans l’imagination, quand ma phrase aura l’allure même de cette promenade au trot, un-deux-trois, un-d’eux-trois, alors le reste sera plus facile et surtout l’illusion sera telle, dès le début, qu’il sera possible de dire : « Chapeau bas ! »
Mais, pour cela, il avait encore du pain sur la planche. Il ne consentirait jamais à livrer cette phrase telle quelle à un imprimeur. Car, malgré le contentement qu’elle lui donnait parfois, il se rendait compte qu’elle ne collait pas tout à fait encore à la réalité et que, dans une certaine mesure, elle gardait une facilité de ton qui l’ apparentait de loin, mais qui l’ apparentait tout de même, à un cliché. C’était, du moins, le sens de ce qu’il disait quand on entendit les hommes courir sous les fenêtres. Rieux se leva.
– Vous verrez ce que j’en ferai, disait Grand, et, tourné vers la fenêtre, il ajouta : « Quand tout cela sera fini. »
Mais les bruits de pas précipités reprenaient. Rieux descendait déjà et deux hommes passèrent devant lui quand il fut dans la rue. Apparemment, ils allaient vers les portes de la ville. Certains de nos concitoyens en effet, perdant la tête entre la chaleur et la peste, s’étaient déjà allé laissés aller à la violence et avaient essayé de tromper la vigilance des barrages pour fuir hors de la ville.
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P 126-127
De ce point de vue, et plus que Rieux ou Tarrou, le narrateur estime que Grand était le représentant réel de cette vertu tranquille qui animait les formations sanitaires. Il avait dit oui sans hésitation, avec la bonne volonté qui était la sienne. Il avait seulement demandé à se rendre utiles dans de petits travaux. Il était trop vieux pour le reste. De dix-huit heures à vingt heures, il pouvait donner son temps. Et comme Rieux le remerciait avec chaleur, il s’en étonnait : « Ce n’est pas le plus difficile. Il y a la peste, il faut se défendre, c’est clair. Ah ! si tout était aussi simple !» Et il revenait à sa phrase. Quelquefois, le soir, quand le travail des fiches était terminé, Rieux parlait avec Grand. Ils avaient fini par mêler Tarrou à leur conversation et Grand se confiait avec un plaisir de plus en plus évident à ses deux compagnons. Ces derniers suivaient avec intérêt le travail patient que Grand continuait au milieu de la peste. Eux aussi, finalement, y trouvaient une sorte de détente.
« Comment va l’amazone ? » demandait souvent Tarrou. Et Grand répondait invariablement : « Elle trotte, elle trotte », avec un sourire difficile. Un soir, Grand dit qu’il avait définitivement abandonné l’adjectif « élégante » pour son amazone et qu’il la qualifiait désormais de «svelte». « C’est plus concret», avait-il ajouté. Une autre fois, il lut à ses deux auditeurs la première phrase ainsi modifiée: « Par une belle matinée de mai, une svelte amazone, montée sur une superbe jument alezane, parcourait les allées fleuries du bois de Boulogne. »
– N’est-ce pas, dit Grand, on la voit mieux et j’ai préféré : « Par une matinée de mai» parce que « mois de mai » allongeait un peu le trot.
Il se montra ensuite fort préoccupé par l’adjectif « superbe ». Cela ne parlait pas, selon lui, et il cherchait le terme qui photographierait d’un seul coup la fastueuse jument qu’il imaginait. «Grasse» n’allait pas, c’était concret, mais un peu péjoratif. « Reluisante » l’avait tenté un moment, mais le rythme ne s’y prêtait pas. Un soir, il annonça triomphalement qu’il avait trouvé : « Une noire jument alezane. » Le noir indiquait discrètement l’élégance, toujours selon lui.
– Ce n’est pas possible, dit Rieux.
– Et pourquoi ?
– Alezane n’indique pas la race, mais la couleur.
– Quelle couleur ?
– Eh bien une couleur qui n’est pas le noir en tout cas !
Grand parut très affecté.
– Merci, dit-il, vous êtes là, heureusement. Mais vous voyez comme c’est difficile.
– Que penseriez-vous de « somptueuse» ? dit Tarrou.
Grand le regarda. Il réfléchissait :
– Oui, dit-il, oui !
Et un sourire lui venait peu à peu.
À quelques temps de là, il avoua que le mot « fleuries » l’embarrassait. Comme il n’avait jamais connu qu’Oran et Montélimar, il demandait quelquefois à ses amis des indications sur la façon dont les allées du bois étaient fleuries. À proprement parler, elles n’avaient jamais donné l’impression de l’être à Rieux ou à Tarrou, mais la conviction de l’employé les ébranlait. Il s’étonnait de leur incertitude. « Il n’y a que les artistes qui sachent regarder. » Mais le docteur le trouva une fois dans une grande excitation. Il avait remplacé « fleuries » par « pleines de fleurs ». Il se frottait les mains. « Enfin on les voit, on les sent. Chapeau bas, messieurs! » Il lut triomphalement la phrase : « Par une belle matinée de mai, une svelte amazone montée sur une somptueuse jument alezane parcourait les allées pleines de fleurs du Bois de Boulogne. » Mais, lus à haute voix, les trois génitifs qui terminaient la phrase résonnèrent fâcheusement et Grand bégaya un peu. Il s’assit, l’air accablé.
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P237
Dans son lit maintenant, Grand étouffait : les poumons été pris. Rieux réfléchissait. L’employé n’avait pas de famille. À quoi bon le transporter ? Il serait seul, avec Tarrou, à le soigner…
Grand était enfoncé au creux de son oreiller, la peau verdie et l’œil éteint. Il regardait fixement un maigre feu que Tarrou allumait dans la cheminée avec les débris d’une caisse. « Ça va mal », disait-il. Et du fond de ses poumons en flammes sortait un bizarre crépitement qui accompagnait tout ce qu’il disait. Rieux lui recommanda de se taire et dit qu’il allait revenir. Un bizarre sourire vint au malade et, avec lui, une sorte de tendresse lui monta au visage. Il cligna de l’œil avec effort. « Si j’en sors, chapeau bas, docteur ! » Mais tout de suite après, il tomba dans la prostration.
Quelques heures après, Rieux et Tarrou retrouvèrent le malade, à demi dressé dans son lit, et Rieux fut effrayé de lire sur son visage les progrès du mal qui le brûlait. Mais il semblait plus lucide et, tout de suite, d’une voix étrangement creuse, il les pria de lui apporter le manuscrit qu’il avait mis dans un tiroir. Tarrou lui donna les feuilles qu’il serra contre lui , sans les regarder, pour les tendre ensuite au docteur, l’invitant du geste à les lire. C’était un court manuscrit d’une cinquantaine de pages. Le docteur le feuilleta et comprit que toutes ces feuilles ne portaient que la même phrase indéfiniment recopiée, remaniée , enrichie ou appauvrie. Sans arrêt, le mois de mai, l’amazone et les allées du Bois se confrontaient et se disposaient de façons diverses. L’ouvrage comportait aussi des explications, parfois démesurément longues, et des variantes. Mais la fin de la dernière page, une main appliquée avait seulement écrit, d’une encre fraîche : «ma bien chère Jeanne, c’est aujourd’hui Noël… » Au-dessus soigneusement calligraphié, figurait la dernière version de la phrase. « Lisez », disait grand. Et Rieux lut.
« Par une belle matinée de mai, une svelte amazone, montée sur une somptueuse jument alezane, parcourait au milieu des fleurs, les allées du Bois… »
– Est-ce cela ? Dit le vieux d’une voix de fièvre.
Rieux ne leva pas les yeux sur lui.
– Ah ! dit l’autre en s’agitant, je sais bien belle, belle, ce n’est pas le mot juste.
Rieux lui prit la main sur la couverture.
– Laissez, docteur. Je n’aurai pas le temps…
Sa poitrine se soulevait avec peine et il cria tout d’un coup :
– Brûlez-le !
– Le docteur hésita, mais Grand répéta son ordre avec un accent si terrible et une telle souffrance dans la voix, que Rieux jeta les feuilles dans le feu presque éteint. La pièce s’illumina rapidement et une chaleur brève la réchauffa.
Quand le docteur revint vers le malade, celui-ci avait le dos tourné et sa face touchait presque au mur. Tarrou regardait par la fenêtre, comme étranger à la scène. Après avoir injecté le sérum, Rieu dit à son ami que Grand ne passerait pas la nuit, et Tarrou se proposa pour rester. Le docteur accepta.
Toute la nuit, l’idée que Grand allait mourir le poursuivit. Mais le lendemain matin, Rieux trouva Grand assis sur son lit, parlant avec Tarrou. La fièvre avait disparu. Il ne restait que les signes d’un épuisement général.
– Ah ! Docteur, disait l’employé, j’ai eu tort. Mais je recommencerai. Je me souviens de tout, vous verrez.
– Attendons, dit Rieux à Tarrou.
Mais à midi rien n’était changé. Le soir, Grand pouvait être considéré comme sauvé. Rieux ne comprenait rien à cette résurrection.

 

Le cheval impossible – Saki

39 nouvelles (très courtes donc) pour un livre de 300 pages
Un livre choisi juste pour son titre  – au mot « cheval » je suis capable défaire des kilomètres au petit trot.
Avis mitigé au final – le cheval impossible étant la première nouvelle, très réussie – le reste m’a paru un peu tristounet ensuite …
Je disais donc que la première est un petit chef d’œuvre d’humour anglais : les Mullet essaient de vendre leur canasson Nessus depuis trois ans et le jour où ils ont enfin trouvé un pigeon pour acheter cette bête caractérielle et meurtrière…l’infortuné Mr Péricarde, celui ci demande la fille de Mrs  Mullet en mariage ! Or Mrs Mullet a 6 filles à marier et un bon prétendant ne se trouve pas sous les sabots d’un cheval !
Comment lui faire épouser Jessie et garder le futur mari vivant jusqu’au mariage ?
La deuxième nouvelle est également très drôle : une bonne famille anglaise est prise au piège d’un kleptomane….la maîtresse de maison m’a bien fait rire avec son sens de l’improvisation …
Les anglais en prennent pour leur grade avec leur clubs, leurs « empires », leur manoirs inconfortables et les disputes d’une certaine classe sociale à la fois oisive, mais moins riche que les apparences qu’elles veulent bien donner…
Les femmes ne sont pas laissées pour compte non plus : la chute de la nouvelle « Excepté Mrs Pentherby » est tout simplement hilarante, l’auteur réussit à rendre cette femme absolument insupportable jusqu’au revirement final : le lecteur se fait balader en tout impunité…
De même la nouvelle « Hermann l’irascible », qui met en scène le droit de vote des femmes et le rôle des suffragettes en Angleterre, est un bijou d’ambiguïté : l’auteur est il misogyne ou à contraire plaide-t-il pour le droit de vote des femmes ? tout et son contraire est dit dans cette nouvelle qui m’a fait penser à Jonathan Swift et sa « Modeste proposition »  : plaider l’implaidable fait-il avancer la plaidoirie ? Vous n’avez pas suivi …c’est fait exprès …
Au final la moitié des nouvelles m’a vraiment plu et l’autre moitié m’a paru fade et un peu vieillotte. Une bonne moyenne ?
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Un extrait : Nouvelle « poème de Reginald sur la paix »
Réginald contemplait la boîte de biscuits d’un air inconsolable. Elle offrait en effet un triste spectacle, avec ses deux ou trois craquelins abandonnés.
– Si je trouvais, murmura-t-il, une femme avec une passion inassouvie pour les craquelins, je crois que je l’épouserais de suite.
– Et la tragédie de l’aasvogel, c’est quoi ? demanda l’interlocuteur avec compassion.
– Impossible de trouver une rime. Je n’ai songé qu’à cela en m’habillant – ça a été tout à fait épouvantable -, et même pendant le déjeuner, et j’en suis toujours au même point. J’ai l’impression d’être un de ces malheureux automobilistes qui atteignent à la « motoriété » bien malgré eux en tombant en panne au beau milieu d’un carrefour encombré. Je crains bien de devoir me débarrasser de cet aasvogel. Dommage il apportait une couleur locale si jolie.
– Il vous restera l’antilope insouciante.
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Un extrait : Nouvelle «  Réginald au Carlton »
– Le thème de ma conférence, reprit précipitamment la duchesse, est d’étudier si la promiscuité que l’on observe au cours des voyages sur le Continent n’a pas pour effet d’affaiblir la conscience sociale : il y a des gens que l’on connaît et qui sont parfaitement convenables en Angleterre. Transportez-les de l’autre côté de la Manche, ils sont complètement différents.
– Disons qu’il s’agit là de mœurs internationales : c’est comme dans l’édition, on prend aussi ce qu’il y a de mieux ailleurs. Après tout, les excédents de bagage coûtent si cher sur certaines lignes étrangères, on doit faire une sérieuse économie en laissant sa réputation chez soi.
– Mon cher Réginald, un scandale est un scandale à Monaco comme à, disons Exeter.
– Un scandale, ma chère Irène – je peux vous appeler Irène, n’est-ce pas ?
–Nous connaissons-nous depuis assez longtemps pour cela ?
– Depuis plus longtemps que votre parrain quand il vous a choisi ce prénom. Le scandale, c’est tout bonnement une concession que la bonne société fait aux gens ennuyeux. Songer donc à ce que les aventures des autres apportent à des existences banales et irréprochables. Au fait, qui est donc cette femme à notre gauche, celle avec ces dentelles anciennes ? Bah, peu importe. Cela se fait beaucoup aujourd’hui, de dévisager les gens comme si c’était des poulains à la vente de Tattersall.
– Mrs Spelexit ? Une femme charmante. Elle vit séparée de son mari…
– Pour incompatibilité de revenus ?
– Pas du tout. Je dirais plutôt que des mers de glace les séparent. Il explore les banquises, il étudie les mouvements des harengs, il a écrit un livre passionnant sur les mœurs des esquimaux et leur vie de famille. La sienne étant naturellement réduite à sa plus simple expression.
– Bizarre qu’un mari qui ne se déplace qu’avec le Gulf stream ait aussi peu de biens liquides.
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Pas de dates pour ces nouvelles (une seule année est citée : 1903.)
L’auteur est mort sur le front pendant la première guerre mondiale

La plage des noyés – Domingo Villar

Léo Caldas est un inspecteur espagnol (Galicie – Vigo). Avec son adjoint Rafael, il enquête sur la noyade d’un marin. Celui ci avait les mains attachées dans le dos. Et il avait reçu récemment des menaces de mort …
Comme souvent la toile de fonds  m’a plus intéressée que l’enquête en elle même et surtout la description de cette région (qui 120 jours par an vit sous la pluie, je n’aurais pas cru moi qui partait virtuellement en Espagne pour me réchauffer :-))
Même si je n’avais pas du tout trouvé le coupable, l’enquête reste très classique.
Les relations entre Léo, son père et son oncle sont bien construites et la différence entre Léo le galicien Taiseux et Rafael l’aragonais sanguin fonctionnent bien.

Un roman intéressant mais un peu lent
Il s’agit de la deuxième enquête parue de Léo Caldas …il m’a cependant manqué un petit quelque chose (un peu d’humour peut être ?) pour retenter l’expérience… vu ma PAL qui grossit chaque semaine…

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Un extrait :

– Dans quelle direction?
– Dans quelle direction quoi?
– Vers où vous êtes-vous sauvé?
– Vers le port, pardi.
– Et vous ne l’avez plus revu?
– Le Xurelo? demanda le marin en se vissant l’index dans la tempe. Vous croyez qu’avec la peur que j’avais j’allais me retourner?
– Je ne sais pas. Dites-le-moi vous-même.
– Je suis en train de vous le dire.
– Vous vous êtes retourné, oui ou non?
– Je viens pas de vous dire que non?

 

Participation au mois Espagnol et Littérature hispanophone chez Sharon.

Un miracle en équilibre – Lucia Etxebarria

J’avais envie d’une lecture un peu légère et la couverture me semblait bien adaptée :  un bébé adorable dans sa petite bouée rose, la bouche grande ouverte, les yeux cachés derrière ses lunettes de soleil. Le contenu est beaucoup plus subtil et beaucoup plus intéressant que ne laisse présager cette photo. D’ailleurs, en lisant la quatrième de couverture à la toute fin de ma lecture, j’ai vu que ce roman avait eu le « prestigieux prix Planeta équivalent espagnol du prix Goncourt » , prix amplement mérité à mon avis tant les réflexions d’Eva m’ont intéressée :  sur le plan des relations mère-enfant mais aussi entre parents-enfants, frères et sœurs…

Voici l’histoire en quelques mots  : Eva, la trentaine,  vient d’avoir un bébé ; Amanda a 11 jours. Au début du livre, Eva profite de quelques jours de repos pour commencer une longue lettre, qu’elle souhaite  remettre à Amanda quand celle-ci sera grande. Eva, dans cette lettre, s’adresse donc à sa fille mais elle s’adresse aussi à la petite fille qu’elle-même a été :  elle va lui raconter – pas forcément dans l’ordre – une multitudes de faits, de réflexions, d’interprétations  : sa jeunesse, son début dans la vie active, son addiction à l’alcool, sa dépendance vis à vis de ce que l’on appelle maintenant un « pervers narcissique », ses relations complexes avec un corps qu’elle n’aime pas…

En parallèle la petite fille grandit (4 mois à la fin du livre) et on suit son évolution au jour le jour.

Eva rend visite à sa mère qui est à l’hôpital, elle a eu une attaque et est dans le coma.
Le ton est à la fois sérieux, triste puis très drôle, très caustique envers elle-même, envers sa famille et aussi très attachant vis-à-vis de cette petite fille.

De plus, la construction est très habile car Eva entreprend de raconter à Amanda comment elle a rencontré son père : le père est à la fois très présent (il s’occupe bien de la petite fille et de la maman) mais comme en retrait , on ne connaîtra son prénom que dans les 50 dernières pages: il y a un certain suspense dans le fait de découvrir au fil du récit le portrait de cet homme très attachant.

Je me suis énormément reconnue à travers les mots de Lucia-Eva :  je lis ce livre à l’heure où ma grande fille de 17 ans (et demi)  va bientôt partir de la maison pour ses études supérieures et c’est comme un kaléidoscope de sensations que j’ai pu revivre.

En bref, un excellent moment.

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J’ai pleuré alors que jamais je n’avais pleuré à l’hôpital, pas plus que je n’avais pleuré en apprenant la mort de José Merlo, car ce jour là, au lieu de verser une larme j’étais allée de bar en bar et m’étais soûlée sans désemparer pendant trois jours. J’ai pleuré l’amour que j’avais eu pour elle et qui s’était si souvent changé en haine devant l’impossibilité de la voir heureuse, satisfaite, en bonne santé, de la voir autrement que comme un appendice de mon père, comme quelqu’un à qui je ne voulais surtout pas ressembler et que je finissais par imiter à ma façon en recherchant stupidement des hommes qui toujours me criaient dessus pour me dominer, des répliques de mon père que j’étais incapable de reconnaître mais que personne n’avait choisies à ma place.
Ce sont les mères qui donnent la vie et la symbolisent aux yeux de leurs enfants, et ceux qui, comme moi, ne sont pas entendus avec leur mère interprètent la vie comme un cadeau empoisonné, et ont du mal à avancer parce qu’ils ont en eux un féroce et permanent instinct de mort. C’est cette pulsion de mort que j’appelle mon Autre Moi. Et cette Autre Moi issu de mon amour pour ma mère était là, impuissant devant le sac vert, contemplant la raison d’exister qui l’ animait et qui était désormais réduite à cela, à une enveloppe.

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Participation au mois Espagnol et Littérature hispanophone chez Sharon.

L’outil et les papillons – Dmitri Lipskerov

L’outil et les papillons – Dmitri Lipskerov,  Agullo, 2019 (traduit par Raphaëlle Pache)…..

Voilà un livre qui sort des sentiers battus. L’auteur m’a désarçonnée plusieurs fois …

Le début déjà : un homme, la cinquantaine, se rend compte un matin que son sexe a disparu. J’ai beaucoup aimé cette première partie qui analyse précisément les réactions d’Arseni Andreiévitch Iratov, celles de son médecin, celles de sa compagne (qui se découvre soudain un désir d’enfant…) ;  j’ai cru entrevoir par moment Romain Gary et « Au delà de cette limite votre ticket n’est plus valable » …

A la fin de cette première partie, je me demandais bien comment l’auteur allait tenir 510 pages sur le sujet ou plutôt l’absence du sujet.

L’auteur change alors de registre et nous suivons une jeune fille 14 ans qui rencontre un homoncule (qu’elle appelle stroumpf, j’ai beaucoup ri lors de cette partie)

Puis retour auprès d’Arseni Andreiévitch Iratov (qui n’a toujours pas retrouvé son sexe), c’est l’occasion pour l’auteur de raconter sa vie : de petit garçon, d’étudiant en quête de vocation, de jeune trafiquant de devises (nous sommes en Russie dans les années 70 à ce moment là) puis de séjour (assez court) aux USA. Il n’y a aucune date dans ce livre et je n’ai pas toutes les connaissances historiques pour connaître les dates de « règne » des différents dirigeants cités : Khrouchtchev, Gorbatchev, Eltsine (le dirigeant présent au moment de l’histoire, donc l’histoire se situe juste avant les années 2000).

En parallèle, nous suivons aussi un homme, qui est le seul narrateur de l’histoire, il semble épier Iratov (un maître chanteur ? Le diable ?, un espion du KGB ?) ; j’ai cru entrevoir par moment Léo Perutz …Nous avons aussi via son intermédiaire des informations sur les enfants (3), tous illégitimes, d’Arseni Andreiévitch Iratov, qui finissent de définir le portrait de cet architecte à la fois malhonnête et attachant.

Vous trouverez peut-être que mon avis part un peu dans tous les sens ! Et bien oui, j’ai souvent eu l’impression que l’auteur partait lui même dans tous les sens (mais à la fin je me suis dit : c’est très construit tout cela finalement avec des situations réelles, du fantastique, de l’ironie, une moquerie des systèmes politiques de tous bords et  de la religion…assaisonné d’un bon brin de misogynie aussi, et peut être un peu misanthropie itou )

En conclusion : Un livre foisonnant, très dense que je relirai bien pour essayer de creuser ce que j’ai manqué…

 

Un extrait

Le wagon dans lequel Eugène gagna Moscou était bondé, froid, et il y flottait d’insupportables relents aigrelets.
Ce fut Chourik le roux qui conduisit le jeune homme jusqu’à Soudogda. Malgré la gueule de bois dont il souffrait, le chauffeur se montra aussi suspicieux qu’un petit cabot attaché au bout d’une chaîne à la place d’un berger d’Asie centrale pour surveiller la demeure de son maître.
– Comment tu lui es apparenté ? l’interrogea le cocher.
– C’est un cheval ? répliqua Eugène, ignorant la question du rouquin.
– Et oui… Une jument. Tu viens d’où ? De la ville ? T’as jamais vu de cheval ?
– Elle est vieille, conclut le jeune homme.
– Elle fera encore l’affaire, lui assurera le cocher. Comment ça se fait qu’elle ait de la famille en ville, Alissa?
– Elle en a aussi aux USA.
– Allez, tu me racontes des craques…
– À la fin du XIXe siècle un aïeul d’Alissa est parti s’installer au Texas et ensuite il a inventé la télévision, l’automobile et la locomotive. Il a tout breveté, comme ça il est devenu milliardaire. Au fil des générations, ses héritiers ont fait fructifier son capital, mais son arrière-arrière-arrière-petite-fille, Jacqueline Kennedy, n’a pas eu d’enfants, si bien qu’Alissa devrait récupérer énormément d’argent. Bon, après la mort de Jacqueline, naturellement.
Il ment, le citadin ! pensa le rouquin en se raidissant. Il en oublia sa terrible gueule de bois. Ou bien non ? S’il ne mentait pas, il devrait être le premier à se pointer chez la mémé Xénia, après la mort de cette Jacqueline, pour qu’elle lui loue un poulain sur le long terme. Et bien entendu, il ne verserait pas un kopeck aux nouvelles capitalistes du village, vu qu’elles auraient autant d’argent qu’un chien a des puces. Peut-être qu’il pourrait en emprunter à Xénia, cinquante mille roubles, et ne pas les lui rendre ? Chourik se posait encore une autre question : qu’est-ce qui était préférable pour lui – que le citadin ait menti au sujet de cet aïeul américain ou qu’il ait dit la vérité ? Dans un cas, il y aurait un nouveau cheval et du flouze à la clé, mais alors, Xénia et Alissa s’élèveraient à des hauteurs vertigineuses, avec des mille et des cent à dépenser dans le magasin de Stépatchévo. Or, avaient-elles mériter une telle richesse ? En quoi ces bonnes femmes étaient-elles mieux que les autres et que lui, Chourik ? Non ! Mieux valait que le citadin mente, trancha le rouquin. Tant pis pour son nouveau cheval et ses millions. Autant que les choses restent en l’état. Pas besoin de bouleversements, on ne supporterait pas la moindre révolution capitaliste et on lâcherait la bombe atomique sur les USA. C’était dit.
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Jeu blanc – Richard Wagamese

Le père Leboutilier faisait travailler les garçons sans relâche. Il les poussait à faire les exercices, pour ensuite mettre en œuvre les acquis durant le match d’entraînement. Il leur présentait ce qu’il voulait voir dans la pellicule de neige sur la glace. Des cercles. Des flèches. La mathématique et la science de tout cela. Une fois qu’ils avaient compris, ils patinaient avec indolence pour reprendre leurs positions, les visages crispés par la concentration. Dès que le palet tombait sur la glace, leurs déplacements étaient calculés, les griffures et les gribouillis sur la patinoire prenaient soudain vie. C’était excitant à voir. Ils patinaient dur. C’était d’imposants indiens, grands et maigres, et leurs visages angulaires étaient graves. Quand ils forçaient sur leurs jambes et balançaient les bras à la poursuite du palet, passant comme l’éclair devant moi, on aurait dit des guerriers. Lorsque le sifflet retentissait, ils tournaient comme un seul homme. Certains tombaient sur la glace, jambes écartées, poitrines haletantes. D’autres, essoufflés, s’adossaient à la bande devant moi. Leurs visages brûlaient d’enthousiasme et de joie, leur respiration rappelaient l’air qu’expulsent les mustangs.

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Jeu blanc – Richard Wagamese

Jeu blanc – Richard Wagamese

Lc avec Edualc 😉

Saul Indian Horse, le narrateur, a 4 ans quand il commence à nous raconter son histoire : il vit avec son père, sa mère, son grand frère et leur tribu Ojibwé dans le grand nord canadien.
Le lecteur sait d’emblée que cette enfance idyllique dans la forêt parmi les siens va étre de courte durée. On apprend que les « blancs» enlèvent les enfants amérindiens pour les « scolariser » de force dans des pensionnats
Le but avoué est de leur enlever toute indianité.
Avant sa naissance, la sœur de Saul a été enlevée et ses parents ne l’ont jamais revue…un jour, quand Saul a 4 ans, c’est son frère Benjamin qui est kidnappé…Il fuguera et reviendra dans sa tribu quelques années plus tard mais atteint de tuberculose..

Leurs parents sombrent dans l’alcool et peinent à s’occuper de l’enfant qui leur reste Saul. Heureusement sa grand mère s’occupe de lui avec amour. Quelle tragédie pour ces familles à qui on enlève leurs enfants, leurs terres, leur mode de vie ! Sommes nous au XIXème siècle ? pas du tout, les faits se passent de 1950 à 1980…presque hier donc !

Sans trop raconter l’histoire, Saul arrive  à huit ans dans un pensionnat (le passage où sa grand mère lui sauve la vie est à mes yeux aussi émouvant que le passage de la traversée de la tempête de Gwynplaine dans « L’homme qui rit ».)

Là, dans cette « école », fausse école puisque les enfants sont exploités, battus, violés, Saul découvre le hockey qui sera à la fois ce qui le sauvera et ce qui le fera chuter.
Jamais je n’aurais cru qu’un livre ou plus de la moitié est consacrée au hockey puisse être aussi passionnant : l’apprentissage sur les patins du jeune garçon est une magnifique leçon de joie et de ténacité…
Dans les années 70, Saul grandit et découvre l’amitié, la joie de faire partie d’une équipe et aussi le racisme (les équipes « blanches » de hockey  sont très mauvaises perdantes et le public est atroce)

Quelle ténacité il y a dans l’histoire de ce petit bonhomme. La résilience sera t-elle au bout du chemin ?

Un livre qui sait se montrer émouvant sans sombrer dans le pathos…Un grand roman…

Je salue au passage ce titre jeu blanc pour sa double signification…blanc de la patinoire et/ou couleur de peau …

Un extrait

Je n’étais pas là le jour où le premier cheval indien est arrivé jusqu’à notre peuple, mais j’ai entendu cette histoire tant de fois quand j’étais enfant qu’elle est devenu réelle pour moi.
Les Ojibwés n’étaient pas un peuple du cheval. Notre pays existait à l’état sauvage : lacs, rivières, tourbières et marécages entourés de citadelles de forêt, de pierre et du tissage labyrinthique de la nature. Nul besoin de cartes pour le comprendre. Nous étions le peuple des manitous. Les êtres qui partageaient notre temps et notre espace étaient le lynx, le loup, le glouton, l’ours, la grue, l’aigle, l’esturgeon, le chevreuil et l’orignal. Le cheval était un chien-esprit fait pour courir dans des espaces dégagés. Il n’y avait pas de mot pour le désigner dans notre ancienne langue jusqu’à ce que mon arrière-grand-père en rapporte un du Manitoba.
Quand le soleil était chaud et que le chant du vent s’entendait dans les bruissements des arbres, notre peuple disait que les Maymaygwayseeuck, les esprits des eaux, étaient sortis danser. C’était une journée comme ça, étincelante. Les yeux des esprits se reflétant dans l’eau.
Un jour de la fin de l’hiver, mon arrière grand-père s’en était allé dans la morsure du vent du nord, en direction de l’Ouest, vers les pays de nos cousins, les Ojibwés des plaines. Il s’appelait Shabogeesick. Ciel oblique. Il était chaman et trappeur, et parce qu’il passait beaucoup de temps dans la nature, elle lui révélait des choses, elle lui parlait des mystères et des enseignements. Les gens disait qu’il avait le pouvoir télépathique, ce don exceptionnel que possédaient nos premiers maîtres. C’était une puissante médecine permettant de partager des enseignements vitaux entre peuples séparés par des distances colossales. Shabogeesick fut l’un des derniers à revendiquer l’énergie de sa science, avant que l’histoire ne la piétine. Un jour, la nature l’avait appelé et il s’était éloigné sans souffler mot à qui que ce soit. Personne ne s’inquiéta. C’était une chose qu’il faisait tout le temps.
Mais par cette après-midi de la fin du printemps, lorsque, revenant de l’est, il sortit du bois,il tirait, au bout d’un licol en corde, un étrange animal noir. Notre peuple n’avait jamais vu une telle créature et les gens avaient peur. C’était un animal gigantesque. Aussi gros qu’un orignal, mais sans le panache, et le son de ses sabots sur le sol rappelait le roulement du tambour – tel un grand vent qui s’engouffre dans la crevasse d’un rocher. Les gens reculèrent en le voyant.
« Quelle espèce d’être est-ce donc ? demandèrent-ils. Est-ce qu’on le mange ?
– Comment se fait-il qu’il marche aux côtés d’un homme ? Est-ce un chien ? Est un grand-père égaré ? »
Le peuple se posait de nombreuses questions. Personne ne voulait approcher l’animal, et quand il s’inclina la tête pour commencer à brouter l’herbe, ils en eurent le souffle coupé.

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Un livre choisi sur le nom de famille du narrateur « Indian Horse »

« Cheval indien » est  d’ailleurs le titre initial de ce livre, ce qui me permet de participer au challenge lire sous La contrainte chez Philippe avec le thème  « animal »

Le groupe Facebook #Picabo River Book Club est ici 

Leonardo Padura – La transparence du temps

J’avais apprécié l’écriture de Leonardo Padura dans Hérétiques (à la fois actuel, et historique).
Ici la narration se fait un peu le même schéma : la plupart du temps, on suit Mario Conde, l’ancien policier reconverti en détective privé, dans son  enquête pour un ami :  une mystérieuse vierge noire a disparu…L’action se passe en 2014.
En parallèle, on découvre l’histoire de cette statue (les chapitres concernant la vierge noire remontent le temps : 1989à Cuba et en Espagne, 1936 en Espagne, et ainsi de suite l’auteur nous emmène  jusqu’aux Templiers et au XIII° siècle )
L’enquête est ardue, l’ami de Conde lui ment dès le début ; un jeune homme est sauvagement assassiné, Conde est assommé et échappe de peu à la mort ;  un deuxième jeune homme est tué…
En toile de fonds, l’auteur nous livre l’effarement de Conde qui voit son pays Cuba sombrer de jour en jour vers la misère la plus horrible et surtout le manque d’espoir de sa population :  un jour la tendance pourra-t-elle s’inverser ? une seule alternative : l’exil ?
Conde voit aussi s’approcher son soixantième anniversaire avec une peur palpable…Ses réflexions m’ont même davantage intéressée que l’enquête en elle-même, une enquête très classique …
L’amitié n’est pas en reste dans cette histoire captivante, c’est un plaisir de partager un moment avec Mario, Yoyi, Tamara…

 

Un extrait

Antoni Bararal était né très près de cette vallée si verdoyante, dans un petit hameau son nom, enclavé dans une zone accidentée, la Garrotxa catalane, que la magnifique chaîne de montagnes séparait du comté du Roussillon. Sa famille, des paysans, des bergers, des charbonniers, avaient vécu dans cet endroit oublié de Dieu et de l’Histoire depuis des temps immémoriaux, mais en dépendant toujours des Pallard : chacun occupant dans la société la place que le destin leur avait assignée avant même qu’ils n’aient été conçus. Les capacités d’Antoni comme cavalier et fauconnier retinrent l’attention de Jaume Pallard, le jeune seigneur à peine plus âgé que lui. Et ces dons en vinrent à changer sa vie – Antoni crut que ce serait en bien – car au lieu de travailler la terre et d’emmener paître ses moutons, son destin tout tracé, il devint une sorte d’écuyer du jeune seigneur, si avide d’aventures qu’il franchissait parfois les limites de ce qui était permis, même à un membre de son lignage. Grâce à cette proximité, Antoni fut le premier de son clan à apprendre à lire et à écrire – peut-être le seul qui y parviendrait durant des siècles – et il eut le privilège de naviguer jusqu’à Naples, de boire les alcools forts de ce lointain royaume, de parcourir à cheval une grande partie du pays, de porter des bottes de cuir à boucles et de passer la nuit dans les auberges d’Aragon, de Léon, de Castille et de Navarre (la plupart du temps dans les écuries, il est vrai), des lieux où l’on buvait, mangeait et forniquait à n’en plus pouvoir et où on chantait les gestes, réelles ou imaginaires, des chevaliers errants et des navigateurs en Méditerranée dont Antoni devint si friand.

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Participation au mois Espagnol et Littérature hispanophone chez Sharon.

Merci à Belette pour les nouveaux logos 🙂