Le français se gave autant qu’il gave ses oies. Il ne mange pas, il bâfre. J’étais invité à dîner l’autre soir chez le coureur à cheval Yves Saint-Martin, qui est un excellent cuisinier. Au menu, un cheval melba, et pas n’importe quelle cheval melba, puisqu’il s’agissait de Chouquetta II, la récente gagnante à Longchamp du prix Albert de l’Hippophage. Par chance, Chouquetta II venait, trois jours plus tôt, de se briser l’antérieur droit en manquant une haie à Auteuil, grâce à quoi on avait pu l’abattre sans protestation de la SPA, aux termes d’une charmante coutume qui fait fureur dans le monde si distingué des courses à chapeau claque.
Or, tous les turfistes français ne le savent peut-être pas, c’est toujours au jockey grâce auquel le cheval a pu être abattu que revient le corps de l’animal. C’est pourquoi tous les jockeys ont chez eux des congélateurs trois fois plus hauts qu’eux. (Les jockeys sont en effet extrêmement petits : Yves Saint-Martin, par exemple, est tellement petit que, quand il pète, ça lui ébouriffe les cheveux dans le cou. Ce n’est pas moi qui suis scatologique, c’est lui qui est pétomane.)
Mais ce soir là, il n’était pas question de mettre Chouquetta II au congélateur. Notre hôte avait convié tout le gotha des hippodromes à partager son cheval melba. Il y avait là le colonel Le Boucher, président de la Société pour l’amélioration de la race chevaline, la vicomtesse de Quisse-moqueton, présidente de l’association des Feignasses emperlouzées, une poignée de Rothschild, les obstinés hippophiles du troisième âge, représentés par Eddie Constantine, Jacqueline Huet et Michel d’Ornano, sans oublier, venus du fond des bois, le baron Duconneau-Saint-Hubert, professeur de cor et fier de l’être, et sa femme, professeur de lettres et fière de son corps.
Or, moins de quinze personnes pour un cheval melba, c’est du gâchis ! Comme je le disais d’ailleurs à Yves Saint-
Martin : une biche milanaise ou un doberman bolognaise eussent largement suffi apaiser nos estomacs déjà surentraînés, dont les parois boursouflées hésitent encore entre l’ulcère bénin et la tumeur néoplasmique à métastases galopantes, cette dernière expression métaphoroïde était utilisée ici à dessein, dans le but d’éviter toute publicité clandestine pour le cancer du pylore.
Je ne divulguerai pas ici la recette du cheval melba, par coquetterie d’abord, mais aussi parce que je ne voudrais pas choquer davantage les vrais amis des chevaux, c’est-à-dire ceux qui leur grimpent dessus pour gagner de l’argent, qui les cravachent jusqu’au sang et qui les remercient en leur tirant une balle dans la tête quand ils se foulent une patte.
Réquisitoire contre Robert Courtine, 30 décembre 1980