Dans la nuit noire qui deviendra bientôt un petit matin blanc, Jean attend, immobile. La campagne berrichonne est encore endormie. Jean grelotte presque dans sa vareuse rapiécée, qui lui laisse les poignets découverts. Pour une fin novembre, le temps a considérablement fraîchi, la température est passée en dessous de la barre du zéro toutes les nuits depuis quinze jours. Sans la double mission qu’il s’est vue confier, par son père et par son frère, il serait resté dans sa mansarde sous sa couverture, chambre non chauffée mais à l’abri du vent venu du nord.
L’air de rien, son père a dit la veille qu’il aimerait manger un bon civet. Jean a eu une lueur dans le regard, enfin le prétexte qu’il cherche depuis des heures pour pouvoir sortir avant le lever du jour ! Le lapin, car qui dit civet dit lapin, oignons aussi, champignons, laurier mais surtout lapin…Le lapin …voilà un motif légitime de sortie. Le mot « lapin » résonne dans sa tête comme lors de la diffusion radiophonique du message de son frère, message tremblotant qu’il a failli rater au premier passage. Il a entendu quelques mots «caresse ….. psffft ….. lapin …….psffft …..blanc ». Le deuxième passage il n’a entendu qu’un mot «psffft ….. panthère ……..psffft » assez pour reconstituer ou pour avoir envie de reconstituer le puzzle qu’il attend.
Accroupi dans les bosquets dans la campagne de Saint Amand, Jean attend le moment fatidique : celui où il pourra bouger et remplir sa deuxième mission, celle de Raymond son grand frère. Il aimerait fumer mais se retient, il aimerait chanter la chanson de Raymond « le soleil a rendez vous avec la lune, mais la lune n’y est pas et le soleil l’attend… » mais il doit rester silencieux.
Les champs fraîchement labourés semblent attendre … attendre quoi ? une couche de neige, l’hiver, la visite d’un renard ou l’atterrissage silencieux d’un coucou ?
Dans l’attente, Jean repense à Raymond son frère et à leurs derniers moments ensemble. Déjà deux ans qu’il ne l’a pas vu …Raymond a pris le large un matin, mi-juin, et Jean s’est réveillé seul dans leur chambre. Il se rappelle vaguement une discussion animée entre le père et Raymond : pas d’éclats de voix mais une discussion vive quoique à voix basse où il avait entendu des mots comme : « général, devoir, désertion, manche, bateau……. ». Depuis le lit jumeau est désespéremment vide, et le père reste muet, ne parlant jamais de Raymond, changeant de sujet dès que Jean veut évoquer son grand frère.
Raymond ne reconnaîtra pas Jeannot, le petit frère. Il a en deux ans et quelques, pris vingt centimètres, peu de kilos – rationnement oblige-, et dépasse maintenant leur père d’une tête. Il faut dire que le pauvre homme semble s’être ratatiné ces temps-ci. Sa patte folle de vétéran de la Grande Guerre le fait souffrir, en silence.. mais Jean remarque bien les traits tirés de son père le matin avant de partir, lui à l‘école communale où il enseigne à des enfants pâles et maigrichons, et Jean aux champs, récoltes, labours...et braconnages…
Jean attend dans cette boucle de la Marmande, qui s’écoule paresseusement vers le Cher. Jean attend entre deux buissons épais, à la fois loin de la route et proche du terrain qui va bientôt s‘animer. Les branches des arbres tressautent dans le vent léger, comme suspendu.
Jean tend l’oreille comme s’il pouvait, du fait de sa seule volonté, entendre le petit petit peuple de la forêt dans son terrier ou le bourdonnement d’un avion en provenance de l’ouest. Encore une demi– heure d’attente, Jean est venu trop tôt comme souvent. Mais cela lui laisse le temps de se rappeler. Se rappeler ses jeux avec Raymond qui l’emmenait avec lui à la chasse. Raymond, félin et musclé, riant à gorge déployée quand Jean trouvait dans un collet une petite boule de poil, ensanglantée et inanimée. « Manger ou être mangé » déclamait Raymond, en fourrageant sa main dans son épaisse tignasse brune et bouclée. Comment deux frères peuvent ils être physiquement si différents ? Jean, pâle et châtain clair ; Raymond les cheveux trop longs, en bataille, indisciplinés, en constante révolution comme leur propriétaire. Sur les photos en noir et blanc du mariage de leurs parents, on devine que Raymond a hérité de la chevelure opulente de la mère tandis que la nature a transmis à Jean les cheveux baguettes de tambour du père. Mystère de l’hérédité.
Madeleine repose maintenant depuis seize ans à l’ombre de l’orme derrière l’église et Jean ne trouve plus étrange de voir que la deuxième date inscrite sur la dalle est également sa date de naissance. 11 novembre 1926. Émile a élevé seul les deux garçons, traînant la patte et leur apprenant les joies de la vie près de la forêt, les joies de la salle de classe avec des livres d’images pleins d’animaux fantastiques, : éléphants de l’AEF, tigres, lions, panthères du Gabon.
– Raconte moi comment était maman ! demandait parfois Jean à Raymond.
– « C’était une jeune femme féline, qui se transformait les nuits de pleine lune » aimait dire Raymond à Jean qui se cachait alors sous les draps …
– « Elle se transformait en ….en sorcière ? En loup garou, en vampire ? demandait le garçonnet en faisant mine d’être effrayé… mais aucun n’était dupe dans le jeu.
– Non, cherche encore ! Répondait le grand en griffant l’air d’une main recourbée, mimant un miaulement sauvage.
Un bruit se fait entendre dans le buisson à côté de Jean qui se reproche sa négligence et sa digression : Penser à Madeleine et à Raymond alors qu’il a une mission ! Il se donnerait des gifles . Ce n’est pas le moment d’être inattentif et de voir une escouade de vert-de-gris faire rater la mission.
Il fait encore nuit, ce qui, s’il se fait prendre, lui vaudra pour le moins un interrogatoire musclé. Comment justifier sa présence à trois kilomètres du village, en pleine nuit ? On ne badine pas avec le couvre-feu. Dans sa besace, il a son alibi : des collets, et aussi un petit corps sans vie, mais encore chaud qui cogne contre sa cuisse quand il bouge pour se détendre les jambes. Il a trouvé le sieur aux grandes oreilles dans le premier piège, celui qui rapporte presque toujours, à croire que ces lapins sont bêtes et n’ont aucune mémoire de la disparition sanglante des leurs.
En attendant, Jean se félicite d’avoir un lapin, mâle et grassouillet le long de sa cuisse. Il aime savoir que c’est un mâle et pas une maman que d’éventuels petits attendraient au terrier. Jean se reproche cette sensiblerie, qui de tout façon est fausse : en novembre, plus aucun lapereau n’est encore dans le terrier de sa mère, il se débrouille seul pour son premier hiver.
Demain, son père découpera le mâle d’un geste expert avec le couperet qu’il laisse dans le tiroir de l’appentis. Il le remplira du laurier qui sèche dans le grenier. Peut être reste-t-il même un peu de moutarde sauvage qu’il a glané en septembre. Le lapin aux douces oreilles représente plusieurs repas pour les deux hommes qui n’osent plus se parler de l’essentiel depuis deux ans.
Ce lapin est en même temps une promesse d’un repas sortant de l’ordinaire, un alibi pour sa présence insolite en ces lieux …..mieux vaut être pris pour braconnage (sans marché noir) que pour espionnage.
Demain, le père s’occupera du lapin, il lui incisera superficiellement chaque jarret, pour ensuite sans saccade, tirer la peau soyeuse vers le bas en la décollant puis en étirant la peau avec des tendeurs. (dixit Le Chasseur Français – janvier 1942). Jean a encore du mal avec cette pratique qui le faisait encore pleurer il y a deux ans …deux ans où il a appris le manque, la peur, se taire presque tout le temps même avec son père ….puis enfin les premières missions confiées par le chef de secteur.
Soudain, Jean entend dans le lointain le ronflement caractéristique du Lysander en approche. Jean sourit et se prépare à la récupération du colis. Il se félicite ainsi qu’une pensée émue pour son frère et leur mère et se récite silencieusement le message entendu la veille à la TSF « la panthère noire envoie une caresse au lapin blanc (1) ».
(1) Phrase diffusée par radio Londres Novembre 1942 ….http://www.messages-personnels-bbc-39-45.fr/pdf/1.N%C3%A9oDat%C3%A9s13_03_2014.pdf