Sous le soleil des Scorta – Laurent Gaudé

Laurent Gaudé nous emmène sous le soleil écrasant des Pouilles, dans le petit village de Montepuccio plus précisément.
Tout commence avec le retour, après quinze ans d’absence pour cause de prison, de Luciano Mascalzone ; les villageois sont rancuniers et lui feront payer ses méfaits…

Le roman a une ambiance indéniable, certains personnages ont une présence très forte (surtout Carmela qui prend la parole et raconte certains épisodes à la première personne : le récit du voyage à New-York est marquant).

Un livre qui ne m’a pourtant pas totalement convaincue. Ce n’est pas du fait du livre en lui même, je pense, mais cela vient plutôt de moi : ce n’est pas là première fois que je reste un peu à côté d’un livre qui balaie plus de 100 ans d’histoire en 250 pages : je n’arrive pas à trouver les personnages attachants quand ils « vieillissent » si vite ou que d’un chapitre à l’autre un « bond » de 20 ans a été fait.

Un auteur que je relirai pour son style…

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Extraits:

Les olives sont éternelles. Une olive ne dure pas. Elle mûrit et se gâte. Mais les olives se succèdent les unes aux autres, de façon infinie et répétitive. Elles sont toutes différentes, mais leur longue chaîne n’a pas de fin. Elles ont la même forme, la même couleur, elles ont été mûries par le même soleil et on le même goût. Alors oui, les olives sont éternelles. Comme les hommes. Même succession infinie de vie et de mort. La longue chaîne des hommes ne se brise pas. Ce sera bientôt mon tour de disparaître. La vie s’achève. Mais tout continue pour d’autres que nous.

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Lorsque le soleil règne dans le ciel, à faire claquer les pierres, il n’y a rien à faire. Nous l’aimons trop cette terre. Elle n’offre rien, elle est plus pauvre que nous, mais lorsque le soleil la chauffe, aucun d’entre nous ne peut la quitter. Nous sommes nés du soleil, Elia. Sa chaleur nous l’avons en nous. D’aussi loin que nos corps se souviennent, il était là, réchauffant nos peaux de nourrissons. Et nous ne cessons de le manger, de le croquer à pleines dents. Il est là dans les fruits que nous mangeons. Les pêches. Les olives. Les oranges. C’est son parfum. Avec l’huile que nous buvons, il coule dans nos gorges. Il est en nous. Nous sommes les mangeurs de soleil.

Madame lit mets les prix Goncourt à l’honneur ce mois-ci

son avis (beaucoup plus enthousiaste que le mien) sur ce livre ici

 

Que lire un 3 novembre ?

– Avec tout le respect que je vous dois, de quelle nationalité est ce « Mody» ?

– Anglaise. J’avais d’abord pensé à Modesty, mais c’est presque aussi laid qu’en italien, si bien que je l’ai abrégé à ma façon. Je ne sais pas si c’est correct. Mais les Anglais, grand peuple, permettent tout, du moins avec les noms. Sais-tu, Mody, ce que disait la mère de mon mari, feu le Prince ? Oui, cette bourgeoise que nous avons dépouillée. Et ne rougis pas : comme si cette grande bavarde de Béatrice ne te l’avait pas raconté ! Elle disait que pour garder un cheval heureux il suffisait de l’attacher à une corde plus longue. C’est ainsi que les Anglais sont solidement attachés, mais avec une corde si longue qu’ils ne s’en aperçoivent même pas et croient être libres. Eh, j’en ai appris des choses de cette bourgeoise ! Elle était remarquable ! Elle lisait, au lieu de se massacrer à faire des enfants. Mais que me faites vous dire ! Nous ne sommes pas là pour ça. Écoute Carmine, pour en finir, je te dis que cette fille est très forte et capable. Cela fait deux mois qu’elle tient tous les comptes de la maison, et jamais une erreur. Tout marche mieux que lorsque c’était moi qui les tenais, et elle m’a même fait faire des économies.

– Je n’en doute pas. Mais une chose est la maison, une autre…

– Et moi ? C’est moi, il me semble, qui tient tout en main depuis dix ans, non ?

– Pardonnez-moi ce qui peut sembler être une indiscrétion, mais vous, Princesse, vous êtes une exception : vous étiez née pour être un homme !

– Et moi je te dis que Mody est de la même trempe ! Cela fait des mois que je la surveille ! Et puis j’ai besoin d’une aide ; j’y vois de moins en moins. Et il faut que je prépare quelqu’un qui sache prendre soin de tout pour quand je n’y serai plus. Leonora était certes aussi évaporée que Béatrice, mais elle avait du goût et de l’intelligence. On dirait vraiment qu’elle me l’a trouvée et élevée pour me soulager durant ces dernières années. Oui je l’admets, je suis fatiguée, et quelqu’un doit prendre ma place.
– Mais…
– Nous avons trop parlé aujourd’hui. Il y a Mody ici. Leonora nous l’a envoyée et à partir de demain 3 novembre 1917, chaque lundi elle sera là avec nous pour apprendre à s’occuper de tout. Tu la vois muette parce qu’elle a peur avec moi, mais le précepteur m’a dit qu’elle a un de ses bagouts ! Je lui apprendrai à traiter avec ces voleurs d’avocats et de notaires et tu l’instruiras sur les terres et les fermiers. Compris ?
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Goliarda Sapienza – L’art de la joie

Les lance-flammes – Rachel Kushner

Hasard de lecture, je lis ce roman juste derrière « John l’enfer » qui se déroulait en 1977 à New-york. Pour celui ci,  c’est la même date et New-York est un lieu important dans ce roman (ainsi que le Nevada et l’Italie).

Au départ on suit deux histoires en parallèle : D’un côté, un italien nommé Valera en 1912, de l’autre USA – Nevada 1977- avec un début sur les chapeaux de roues : Une jeune femme artiste (photographie et cinéma) participe à une course de vitesse dans le désert du Nevada : 238 km/heure, la moto part dans le décor ….suspense… on repart en Italie dans les années 30…

On se doute rapidement que les histoires vont se rejoindre : L’italien de 1917 a pour nom de famille Valera et est passionné de moto (il est dans l’armée dans une section de motocyclistes) et la jeune femme a une moto Valera et un ami qui s’appelle Valera également.

Finalement, l’histoire qui a lieu en 1977 prend assez vite le pas sur l’autre histoire «italienne » qui se déroule par  » bond  » entre les années :  1912,1917,1939, 1950…

On finit par « suivre » seulement Reno (surnom de la jeune femme qui est originaire du Nevada),  elle vient de finir ses études et se rend à New-York dans le but de devenir une artiste reconnue : elle a 21 ans, plein d’illusions et devient rapidement amoureuse de Sandro (Valera), un artiste célèbre d’une quarantaine d’années.

Le milieu de l’art à New-York dans les années 70 m’a à la fois plu et semblé bien vain : être original à tout prix, s’étourdir dans des fêtes,….
Les personnages secondaires m’ont également intéressée (surtout Ronnie Fontaine, l’ami de Sandro : sympathique, ambigu, jeune homme issu d’un milieu pauvre qui se retrouve célèbre du jour au lendemain grâce à son art)

Sandro et Reno partent quelques jours en Italie dans la famille de celui ci : une révélation pour Reno …la confrontation avec la violence dans l’Italie des années 1970 et la prise de conscience de la différence entre les classes sociales.

En conclusion : le portrait passionnant de l’évolution d’une jeune femme (durant deux ans, de 21 à 23 ans) même j’ai trouvé quelques longueurs cependant sur la vie « artistique et nocturne dans le New York de la fin des années 70. »

 

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Un extrait :

On lançait la grenade, elle explosait là où elle avait atterri alors que l’on était déjà loin. On ne la lançait pas en courant désespérément pour se mettre à l’abri, mais en roulant virement, droit devant, main sur l’accélérateur de sa moto Pope dorée – vroum et boum. Boum.
De tout le bataillon d’assaut, les opérateurs de lance-flammes avec leur double réservoir et leur masque à gaz étaient les figurines préférées de Sandro. Les pulls en amiante, les pantalons bouffants et les gants à manchette dont on pouvait les revêtir pour qu’ils ne soient pas carbonisés en mettant le feu à une forêt. Une forêt, un bunker ou un nid de mitrailleuses ennemies, cela dépendait. Les camions d’une voie de ravitaillement ou un tas de corps empilés, cela dépendait.
Les lance-flammes donnaient l’impression d’être d’un autre siècle, à la fois brutaux, antiques et horriblement modernes. L’huile inflammable contenue dans les réservoirs que transportaient les opérateurs était composée de cinq mesures d’huile légère de houille et d’une mesure de pétrole, et les opérateurs disposaient d’un petit bidon de dioxyde de carbone, d’un allumeur automatique et d’allumeurs de rechange dans une giberne accrochée à la ceinture. Le lance-flammes ne servait absolument jamais d’arme défensive. C’était une arme offensive pure, pour se rendre maître des lignes ennemies. L’opérateur s’engouffrait, créature imposante avec ses gros réservoirs sur le dos et à la main, un tuyau géant relié aux réservoirs. C’était un messager de mort. Il ressemblait à la Faucheuse, avec sa capuche en amiante au large col, et pulvérisait du feu liquide à une distance incroyable – cinquante mètres – dans les casemates et les tranchées de l’ennemi qui n’avait aucune chance de s’en sortir.
A en croire son père pourtant, les opérateurs de lance-flammes était une bande de nuls. Leurs lourds et encombrants réservoirs faisaient d’eux des cibles faciles et lentes, et on ne faisait pas de quartier s’ils étaient capturés. On n’aspire pas à ce genre de choses, disait son père, ce qui n’avait pas empêché Sandro de continuer à préférer les opérateurs de lance-flammes, à leur réserver une fascination particulière, avec leurs sinistres costumes d’amiante à capuche et leur long tuyau malfaisant qu’ils pointaient sur les ennemis qui leur faisaient obstacle. Mais Sandro ignorait si son intérêt était une forme de déférence ou de pitié.
Roberto qui criait: « Kaiserschlacht ! » en versant de l’essence sur ses figurines en papier.
Sandro, huit ans, le visage humide de larmes qui répondait : « pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi Kaiserschlacht ?»
Parce que, avait dit Roberto, la moitié d’entre sont morts dans l’offensive et les autres ont dû être exécutés pour pillage. Tu ne sais donc pas ce qui s’est passé ? C’est la retraite de l’Isonzo au Piave, après une attaque aux gaz toxiques par les sections d’assaut allemandes. Si tu veux jouer aux Arditi, il faut le faire correctement, en respectant le déroulement réel des batailles.

 

Le mois américain est Chez Titine. (Le thème du jour est « un roman féministe ou écrit par une femme »)

L’art de la joie – Goliarda Sapienza

Genre : Roman d’une héroïne hors du commun, Modesta, la mal nommée…

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Le but est terrifiant, La vie racontée par une fillette de 10 ans, très pauvre, qui vit avec sa mère, qui hurle sans cesse et sa sœur, demeurée. Revient alors le père de Modesta qui viole sa fille. Ellipse, et on retrouve Modesta dans un couvent, la vieille masure a brûlé avec père, mère et sœur a l’intérieur. Seule Modesta s’en sort…
Modesta est élevée par les sœurs du couvent voisin ; la mère supérieure, Leonora, la prend sous son aile. A sa mort (mazette quelle mort !), la jeune fille de 17 ans part quelque mois dans la famille de Leonora elle y rencontre une jeune fille de son âge…
Le ton est étrange :  Modesta est une jeune fille puis une femme très libre, mais parfois calculatrice et inhumaine. Puis le chapitre, d’après elle semble amoureuse de l’intendant du domaine ….C’es aussi une mère aimante, une amante passionnée …

Ce roman se passe en Italie (Modesta est née en 1900) et nous fait entrevoir les faits marquants du siècle : la misère des années 30,  l’accession au pouvoir de Mussolini, la seconde guerre mondiale et l’après guerre
Modesta une fois acceptée dans la famille de Leonora (elle accepte d’épouser le fils trisomique !!!) se passionne pour des études, la philosophie, le socialisme et le communisme…
J’ai eu l’impression que les personnages s’étaient évadés d’un autre siècle : la passion de Modesta m’a fait penser aux personnages féminins sans concession de Carole Martinez

Extraits

– Que de livres, ma mère ! Vous les avez tous lus ?
– Mais que dis-tu, petite folle ! J’ai étudié, oui, je sais quelques petites choses, mais je ne suis pas une savante. Seuls les docteurs de l’église ont tous le savoir du monde dans leurs mains.
– Moi aussi je deviendrai une savante !
– Folle que tu es ! Et à quoi cela te servirai-t-il, quand tu es une femme ? La femme ne peut jamais parvenir au savoir de l’homme.

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Le mal réside dans les mots que la tradition a voulus absolus, dans les significations dénaturées que les mots continuent à revêtir. Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. Beaucoup de mots mentaient, ils mentaient presque tous. Voilà ce que je devais faire : étudier les mots exactement comme on étudie les plantes, les animaux. Et puis, les nettoyer de la moisissure, les délivrer des incrustations de siècles de tradition, en inventer de nouveaux, et surtout écarter pour ne plus m’en servir ceux que l’usage quotidien emploie avec le plus de fréquence, les plus pourris, comme : sublime, devoir, tradition, abnégation, humilité, âme, pudeur, cœur, héroïsme, sentiment, piété, sacrifice, résignation.

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challenge pavé de l’été chez Brize

Le printemps du commissaire Ricciardi – Maurizio de Giovanni

L’action se passe en Italie en 1931.

Le commissaire du titre a une particularité que l’on apprend dès les premières pages du livre : les morts lui parlent.  Pas n’importe quels morts, ceux de mort violente.
Inutile de dire que ce « don » rend le commissaire plus que mélancolique. Sa vocation est de découvrir les assassins.

Une usurière vient d’être assassinée. Le commissaire et son adjoint Maione enquêtent…

En parallèle, on suit les autres habitants du quartier : l’adjoint du commissaire a perdu son fils dans un accident et essaie de survivre à cette perte,  il essaie aussi de venir en aide à la belle Philomèna (pour moi c’est la jeune femme de la couverture du livre, couverture que je trouve très « moche » au passage, le livre est beaucoup mieux que ne le laisse penser la couverture)
Les autres personnages semblent avoir tous quelques chose à se reprocher : le pizzaiolo qui devait beaucoup d’argent à la vieille, l’avocat dont la femme est amoureuse d’un acteur, la concierge de l’immeuble de l’usurier….

La vie du quartier se déroule entre pauvreté et truculence. C’est bien la pauvreté et le chômage qui dominent avec en toile de fonds quelques allusions aux fascistes au pouvoir en Italie  depuis une dizaine d’années. A plusieurs reprises, le Duce est évoqué : entre crainte de la prison et moquerie discrète…

Un roman policier sans prétention mais qui a su me surprendre plusieurs fois avec ses personnages attachants….. grâce aussi à cette idée originale de policier qui « entend » et vois « parler » les morts….  Et je n’avais pas trouvé le coupable avant la fin.

Un extrait :

S’il y avait une chose qu’il détestait, c’était bien conduire une automobile. Peut-être parce que l’automobile et lui n’appartenait pas à la même génération, ou simplement parce que, dans son enfance, il se déplaçait à cheval et qu’il était resté fidèle à ce moyen de locomotion. Le fait est que Maione n’aimait pas conduire.
« Je comprends pas cette manie. Prendre la voiture pour faire un kilomètre ! Alors qu’il faut deux minutes à pied ! Et lui qui dit qu’il en a besoin et qu’il peut pas la laisser pour le service. Il a qu’à s’en acheter une ! »
Il s’était à peine mis au volant qu’il était déjà en nage, à cause de l’attention à laquelle cette épreuve le soumettait. Le moteur rugit à vide. Il passa la première vitesse, le véhicule fit un bond en avant et cala. Un avocat et un huissier qui bavardaient dans la cour du commissariat firent un pas en arrière, inquiets.
« Et voilà, même l’embrayage chauffe, sur cette foutue machine. Mais je me demande, commissaire, pourquoi vous avez parlé de la liste et du journaliste. Justement à propos de moi qui ai horreur des journalistes. »

petit bac 2019

Challenge Polar chez Sharon et Challenge Petit Bac chez Enna avec « métier » 

La vie parfaite – Silvia Avallone

J’avais été conquise par « D’acier » de la  même auteure. Celui ci m’a également plu avec un bémol que je cite en fin de billet.
Dans ce roman Silvia Avalonne met face à face le parcours de deux femmes : d’un côté Adele 18 ans (presque une enfant) et Dora la trentaine.

Premier chapitre, on assiste à l’accouchement d’Adele et on est quasiment sûr à la fin du chapitre qu’elle va  « donner » la petite fille à l’adoption.
Dans tout le reste du roman, Silvia Avalonne nous fait revivre les neuf mois précédents, pour expliquer ce qui s’est passé jusqu’à ce moment où Adèle quitte la clinique. Dora, elle, n’arrive pas avoir d’enfants et a enchainé fécondation in vitro sur PMA..
Il y a de nombreux personnages autres dans ce roman : Manuel, le petit ami d’Adele qui la  laisse tomber dès qu’il sait qu’elle est enceinte. Au tout début du livre, on sait qu’il est en prison, on apprendra pourquoi au cours du livre. Zino l’ancien ami de Manuel va soutenir la future maman qui refuse d’avorter s’imaginant que Manuel reviendra…

Il y a aussi la mère et la soeur d’Adele, son père qui sort de dix ans de prison…

Il s’agit d’un roman où les personnages habitent un quartier très pauvre de Bologne et  à part Dora et son mari il y a peu d’espoir pour ces personnes :  chômage, précarité, mafia locale.

Un excellent roman qui m’a surtout plu pour le parcours d’Adele. Le personnage de Dora bien qu’assez fouillé m’a laissé plus de côté  (j’ai du mal avec les personnes qui se laissent déborder par leurs obsessions, même si effectivement le fait de désirer un enfant peut tourner à l’obsession)
J’ai aussi beaucoup aimé le personnage de Zino un ami d’Adele, qui petit à petit prend plus d’importance.

Enfin j’ai adoré la fin à laquelle je ne m’attendais pas du tout.

Un roman très riche même si j’ai un petit bémol à formuler (spoiler, vous pouvez passer ce paragraphe) :  la vraisemblance sur le temps qu’il faut pour adopter un enfant : 9 mois !.  L’auteure dit en fin du roman qu’effectivement certaines choses ne se passent pas ainsi en Italie (en France,  il est impossible d’adopter un enfant en neuf mois, c’est un parcours du combattant de plusieurs années, comme en Italie) et là, l’adoption se fait (presque) en trois coups de cuillères à pot.

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Un extrait :

« C’est bien, je sens que tu n’as pas peur.» La voix de l’obstétricienne était calme, exprimait une confiance que personne jamais ne lui accordait. « Tu fais tout comme il faut, continue comme ça. Même celles qui ont trente ans ne sont pas aussi courageuses. »
Les femmes de trente ans, elles avaient déjà une poussette. Et un petit lit, une table à langer, les félicitations de la famille, des tas de cadeaux. Un petit nœud, rose ou bleu, pour que tout le monde sache.
Adele, chez elle, n’avait rien.
Personne à qui dire quelque chose.
Juste l’acmé de la contraction qui explosait, et son cœur bloqué dans la glace.
Enfin, la douleur lâcha prise.
« Vide t’es poumons maintenant, vide- les le plus possible. »
Et pendant que la douleur sombrait, que ses poumons s’ouvraient et qu’elle remontait à la surface, elle se rappela tout à coup un matin, le plus beau, l’hiver dernier, quand Zeno Et elle s’étaient réveillés ensemble. La lumière poussiéreuse qui passait à travers les stores, le bruit du café dans la cuisine, et lui qu’il la chatouillait derrière les oreilles : « Allez les filles, levez-vous. »
Elle rouvrit les yeux.
« Combien de centimètres ?
On va voir ça.
Ça fait combien d’heures ?
Sept. Tout va bien. On va écouter son cœur. »
Son cœur.
Adele se leva et alla se recoucher. Elle profita des trente, quarante secondes que la contraction lui laissait pour poser la main sur son ventre et le caresser. La force dont elle avait besoin pour en supporter une autre, pour survivre encore sept heures, ou sept mois, ou sept ans, était toute entière dans ce cœur. Ce battement que Marilisa amplifia soudain. Qui devint immense.
« Écoute le galoper, le petit cheval. »
Marilisa l’appelait parfois comme ça : « le petit cheval ». Ou « le petit diable » . Ou «la demoiselle ». Elle ignorait qu’elle avait déjà un prénom. Tout le monde l’ignorait, même Zeno. C’était un secret entre sa fille et elle.

L’Italie est à l’honneur chez Madame Lit 

Les huit montagnes – Paolo Cognetti

En parlant, elle me montra une photographie d’Anita : une petite fille blonde, fluette, tout sourires, les bras autour d’un chien noir plus grand qu’elle. Elle me raconta qu’elle l’avait inscrite en première année de maternelle. Ça n’avait pas été facile de la convaincre à se conformer à certaines règles. Au début elle était comme une petite sauvage, soit elle se disputait avec quelqu’un, soit elle se mettait à hurler, soit elle s’asseyait dans un coin et ne parlait plus de la journée. Elle commençait peut-être bien à se civiliser, maintenant. Lara rit.

Elle dit : « Mais ce qu’elle préfère, c’est quand je l’amène  dans une ferme. Là, elle se sent vraiment à la maison. Elle laisse les veaux lui lécher les mains, tu sais, avec leur langue râpeuse, et elle n’a même pas peur. Pareil pour les chèvres, les chevaux. Elle est à l’aise avec tous les animaux. J’espère qu’elle gardera au moins ça, qu’elle ne l’oubliera jamais. »

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 Les huit montagnes – Paolo Cognetti

Les huit montagnes – Paolo Cognetti

Lecture commune avec Edualc

Pietro se souvient de son enfance. De ses parents qui ont dû abandonner leur campagne italienne pour venir travailler à la ville…. exode rural des années 70…

Le père de Pietro a du mal à se faire à cette nouvelle vie, alors chaque été il part se ressourcer à Grana dans un petit village de montagnes. Il chausse ses brodequins et part 15 jours en randonnée, parfois fois seul, parfois avec son fils, jamais avec sa femme qui reste au village. 

Paolo nous conte donc cette relation père-fils, que j’ai trouvé juste même si parfois bancale. Le père parle peu et le fils peu également. Beaucoup d’incompréhension de part et d’autre. Le fils n’aime pas partir randonner (mal des montagnes) mais il se force pour faire plaisir à son père. En parallèle de la relation père-fils nous suivons également l’amitié naissante entre Pietro et Bruno, un villageois du même âge que lui …. Leurs différences culturelles ne les empêchent pas de devenir amis et presque frères même s’ils se voient juste deux mois par an.

Dans une deuxième partie Pietro après une absence d’un quinzaine d’années revient à Grana. Bruno est devenu maçon puis éleveur, Pietro est photographe-journaliste et fait régulièrement des long séjours dans l’Himalaya et ailleurs , quasiment toujours dans un coin montagneux

La relation se renoue…là aussi faite de beaucoup de silence et de non-dits…Adultes, qu’avons nous fait de nos rêves d’enfants ? Réagissons nous toujours par rapport à l’éducation reçue ? 

Ce livre m’a plu pour la finesse des relations entre les personnes avec cependant une certaine tristesse pour Bruno, enfant délaissé par ses parents et qui en porte une trace indélébile….

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Un extrait :

Le vallon de Grana à la mi-novembre était brûlée par la sécheresse et le gel. Il avait la couleur de l’ocre, du sable, de la terre cuite, comme si dans les prés un incendie était passé et avait déjà été éteint. Dans la forêt il faisait encore rage. Sur les flancs de la montagne les flammes d’or et de bronze des mélèzes illuminaient le vert tranchant des sapins, et lorsqu’on levait les yeux au ciel, elles réchauffaient l’âme. Dans le village en contrebas, par contre, c’était l’ombre qui règnait. Le soleil n’arrivait pas au fond de la vallée et la terre était dure sous les pieds, couverte çà et là d’une croûte de givre. Sur le petit pont de bois, quand je me baissai pour boire, je surpris l’automne en train de jeter un sort à mon torrent : la glace dessinait des pistes et des galeries, mettait sous verre les blocs humides, piégeait les touffes d’herbe sèche en les transformant en sculptures.(p267)

La trêve – Primo Levi

Le spectacle de la démobilisation russe que nous avions déjà admiré à Katowice se poursuivait maintenant sous une autre forme, jour après jour, sous nos yeux ; il n’y avait plus de chemin de fer, mais sur la route devant la Maison Rouge, on voyait passer d’ouest en est des lambeaux de l’armée victorieuse, en détachements compacts ou épars à toute heure du jour ou de la nuit. Des hommes passaient à pied, souvent avec leurs chaussures sur l’épaule pour économiser les semelles car la route était longue ; en uniforme ou sans uniforme, avec ou sans armes, certains chantant allègrement, d’autres blafards et épuisés. Certains portaient sur le dos des sacs ou des valises ; d’autres les objets les plus disparates, une chaise rembourrée, un lampadaire, des marmites en cuivre, une radio, une pendule. D’autres défilaient sur des charrettes ou à cheval, d’autres encore en moto, par groupes, ivres de vitesse, dans un fracas infernal. Des autocars Dodge de fabrication américaine passaient bourrés d’hommes jusque sur le coffre et sur les garde-boue. D’autres traînaient à une remorque toute aussi bondée. Nous vîmes une de ces remorques rouler sur trois roues : à la place de la quatrième on avait mis un pin, en position oblique, de façon qu’une extrémité appuie sur le sol en y glissant. Au fur et à mesure elle s’usait, on poussait le tronc un peu plus bas pour maintenir le véhicule en équilibre. Juste avant la Maison Rouge, un des trois pneus survivant s’affaissa ; les occupants, une vingtaine, descendirent, basculèrent la remorque sur le bord du chemin et s’entassèrent à leur tour sur l’autocar déjà bondé qui repartit dans un nuage de poussière tandis que tous criaient Hourra.

Puis, d’autres véhicules insolites, tous surchargés. Des tracteurs agricoles, des fourgons postaux, des autobus allemands anciennement affectés à des lignes urbaines qui portaient encore des plaques avec les noms des terminus de Berlin ; et d’autres au moteur en panne, remorqués par des engins motorisés ou par des chevaux. 

Vers les premiers jours d’août, cette migration multiple commença  à changer sensiblement de nature. Petit à petit, les chevaux commencèrent à l’emporter sur les moyens de traction mécanique. Une semaine plus tard il n’y avait plus qu’eux : la route leur appartenait. Ce devaient être tous les chevaux de l’Allemagne occupée, par dizaines de milliers chaque jour. Ils passaient interminablement, dans une nuée de mouches et de taons, dans une odeur forte, las, en sueur, affamés ; poussés et stimulés par les cris et les coups de fouet de jeunes filles, une par cent chevaux et plus, à cheval elles aussi sans selle, jambes nues, rouges et échevelées. Le soir, elle poussaient les chevaux dans les prairies et dans les bois sur les bords des routes pour qu’ils puissent paître en liberté et se reposer jusqu’à l’aube. Il y avait des chevaux de trait, des chevaux de course, des mulets, des juments avec leur poulain qui tétait, de vieilles haridelles ankylosées, des ânes  ; nous nous aperçûmes bien vite que non seulement ils n’étaient pas comptés mais que leurs gardiennes ne  se souciaient pas le moins du monde des bêtes qui quittaient la route fatiguées, malades ou estropiées, ou qui se perdaient durant la nuit. Il y avait tant et tant de chevaux ! Quelle importance s’ il en arrivait à destination un de plus ou un de moins ? 

Mais pour nous, à peu près privés de viande depuis dix-huit mois, un cheval de plus ou de moins avait une énorme importance. Le premier à ouvrir la chasse ce fut, naturellement, l’homme de Velletri. Il vint nous réveiller un matin, ensanglanté de la tête aux pieds et tenant encore à la main l’arme élémentaire dont il s’était servi, un éclat d’obus attaché par des courroies au bout d’un bâton à deux pointes.

De l’enquête que nous menâmes (car il ne s’expliquait pas bien oralement) il résulta qu’il avait donné le coup de grâce à un cheval probablement mourant : le pauvre animal avait un aspect plutôt louche : ventre gonflé qui résonnait comme un tambour, bave à la bouche ; il devait avoir rué toute la nuit, en proie à Dieu sait quels tourments car, couché sur le côté il avait creusé avec ses sabots dans l’herbe deux profonds demi-cercles de terre brune. Mais nous le mangeâmes tout de même.

Par la suite plusieurs couples de chasseurs bouchers se constituèrent, qui ne se contentaient plus d’abattre les chevaux malades ou égarés, mais qui choisissaient les plus gras, les faisaient délibérément sortir du troupeau et les abattaient ensuite dans le bois. Ils agissaient de préférence aux premières lueurs de l’aube ; l’un couvrait d’un morceau de tissu les yeux de l’animal et l’autre lui assénait  le coup mortel (quand il l’était) sur la nuque. 

Ce fut une période d’absurde abondance : il y avait de la viande de cheval pour tout le monde, sans aucune limitation, gratuitement . 

Tout au plus les chasseurs demandaient-ils pour un cheval abattu deux ou trois rations de tabac. Partout dans la forêt et, quand il pleuvait, dans les couloirs et sous les escaliers de la Maison Rouge on voyait  des hommes et des femmes occupés à cuire d’énormes biftecks de cheval aux champignons sans lesquels, nous autres qui revenions d’Auschwitz, aurions tardé encore bien des mois à retrouver nos forces.

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 La trêve – Primo Levi

La trêve – Primo Levi

Le récit de Primo Levi débute fin janvier 1945 : Auschwitz vient d’être libéré par l’Armée Russe. 800 personnes survivantes les premiers jours puis seulement une centaine les jours suivants. L’armée russe organise le déplacement des rescapés vers un camp en attendant la fin de la guerre. En mai 1945, avec la capitulation de l’Allemagne, Primo Levi et ses compagnons pensent qu’ils ne tarderont plus à être rapatriés en Italie. On suit Primo dans sa redécouverte de la vie tout d’abord en compagnie d’un grec qui le prend sous son aile quelques temps, puis dans un camp (camp avec des barbelés et où il faut en théorie un laisser-passer mais où tout le monde sait où est l’issue avec des barbelés coupés). 

Étrangement les rescapés sont envoyés vers l’est  et ne regagneront l’Italie et la Roumanie qu’en octobre 1945 après de longs mois d’errance, en compagnie de soldats de l’Armée Rouge, victorieuse mais très désorganisée.

Pas s’apitoiement dans ce récit, juste la volonté de raconter ce qui s’est passé après la libération des camps : la difficile réadaptation, la solidarité entre anciens déportés, l’espoir d’un retour proche, les difficultés à se nourrir dans une Europe en ruine, le regard de la population sur leur maigreur et leurs habits de bagnards …

Après avoir survécu au pire, Primo Levi et ses compagnons connaissent une vie certes très difficile mais qu’ils savent rendre pleine d’humour grâce à leur débrouillardise : 

La poule et la nuit passée en plein air nous firent autant de bien que des médicaments. Après un sommeil réparateur, bien que nous eussions dormi à même le sol, nous nous réveillâmes le matin en excellente forme et d’excellente humeur. Nous étions contents parce qu’il y avait du soleil, parce que nous nous sentions libres, à cause de la bonne odeur qui montait de la terre et aussi parce qu’à deux kilomètres il y avait des gens qui ne nous voulaient pas de mal mais qui étaient vifs et rieurs ; ils avaient commencé par nous tirer dessus il est vrai, mais ensuite nous avait bien accueilli et même vendu un poulet. Nous étions contents parce que ce jour là (demain, nous ne savions pas ; mais ce qui peut arriver le lendemain n’a pas toujours d’importance) nous pouvions faire des choses dont nous étions privées depuis très longtemps, comme boire l’eau d’un puits, nous étendre au soleil au milieu de l’herbe haute et vigoureuse, humer l’air de l’été, allumer un feu et cuisinier, aller dans les bois pour chercher des fraises et des champignons, fumer une cigarette en regardant loin au-dessus de nos têtes un ciel purifié par le vent.

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Un livre qui sait rester sobre avec à la fois une langue acérée et pleine d’humour. 

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Incipit – Le dégel

Les premiers jours de janvier 1945, sous la poussée de l’Armée Rouge désormais proche, les Allemands avaient évacué en toute hâte le bassin minier de Silésie. Alors qu’ailleurs, dans des conditions analogues, ils n’avaient pas hésité à détruire par le feu et par les armes les camps et leurs occupants, dans le district d’Auschwitz ils n’agirent pas de même : des ordres supérieurs (émanant d’Hitler en personne, à ce qu’il paraît) imposaient  de « récupérer » coûte que coûte, tout homme apte à travailler. Aussi tous les prisonniers valides furent ils évacués, dans des conditions effroyables, sur Buchenwald et Mauthausen et les malades abandonnés à leur sort. L’intention première des Allemands était, semble-t-il, de ne laisser personne en vie dans les camps de concentration mais une violente attaque aérienne de nuit et la rapidité de l’avancée russe les firent changer d’avis et prendre la fuite, en laissant là leur devoir et leur tâche.

À l’infirmerie du camp de Buna-Monowitz nous étions restés huit cents. Cinq cents environ moururent de maladie, de froid et de faim avant l’arrivée des Russes et deux cents autres, malgré les secours, les jours qui suivirent immédiatement. 

La première patrouille russe arriva en vue du camp vers midi, le 27 janvier 1945. Charles et moi la découvrîmes  avant les autres ; nous transportions à la fosse commune le corps de Somogyi, le premier mort de notre chambrée. Nous renversâmes la civière sur la neige souillée car la fosse commune était pleine et l’on ne donnait pas d’autre sépulture : Charles enleva son bonnet pour saluer les vivants et les morts. C’étaient quatre jeunes soldats à cheval qui avançaient avec précaution, la mitraillette au côté, le long de la route qui bornait le camp. Lorsqu’ils arrivèrent près des barbelés, ils s’arrêtèrent pour regarder, en échangeant quelques mots brefs et timides et en jetant des regards lourds d’un étrange embarras sur les cadavres en désordre, les baraquements disloqués et sur nous, rares survivants.

Ils nous semblaient étonnamment charnels et concrets, suspendus (la route était plus haute que le camp) sur leurs énormes chevaux, entre le gris de la neige et le gris du ciel, immobiles sous les rafales d’un vent humide, annonciateur de dégel.

Challenge – lire sous la contrainte chez Philippe avec la contrainte « accent circonflexe »