Légende d’un dormeur éveillé – Gaëlle Nohant

Alors qu’ils arpentent la Calle Alcala vers quatre heures de l’après-midi à la recherche d’un troquet où déguster des boquerones et de la morcilla, Pablo lui confie que l’approche des élections envenime le climat de la ville. Les attentats se multiplient, et la fracture entre l’Espagne catholique et nationaliste et celle qui rêve de progrès et de justice ne cesse de se creuser. Pablo et ses amis redoutent que le résultat des élections, qu’il scelle la revanche de la droite autoritaire ou la victoire du Frente Popular, ne transforme Madrid en poudrière. Robert a du mal à le croire, par cette belle journée où le soleil irradie la pierre et les visages, les flèches des clochers et la carrosserie des automobiles que des chauffeurs coiffés de panamas conduisent sans égard pour les passants. Robert admire le profil plein de Youki qui bavarde avec le compositeur chilien Acario Cotapos et rit sous la capeline à large bord dont elle a fait l’emplette chez un chapelier de la Plaza Mayor. Madrid est un paradis. Pourtant, il suffit de voir se côtoyer les charrettes à cheval et les Hispano-Suiza pour réaliser que deux mondes étanches y cohabitent sans se connaître.

– Alors, as-tu retrouvé ta poésie ? l’interroge Pablo avec un clin d’œil tandis qu’ils traversent un carrefour au péril de leur vie.

Robert sourit. Depuis son arrivée à Madrid, il sent la poésie frémir dans l’air qu’il respire. Elle se pose sur ce qui arrête son regard, l’échappée de lumière au bout d’une ruelle sombre, le vent emportant les lambeaux d’une affiche du Frente Popular, la taille cambrée d’une danseuse de flamenco, hier soir, dans ce restaurant où ils fêtaient le premier numéro de la revue que Pablo vient de lancer, Caballo verde para la poesia, qui comptera un poème de Robert. Sur cette terre étrangère dont la beauté sature ses sens, sa poésie est une onde qui l’électrise de désir et de manque

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Légende d’un dormeur éveillé – Gaëlle Nohant

NB : Le Pablo de cet extrait est Pablo Neruda