Barroco Tropical – José Eduardo Agualusa

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Angola, de nos jours. Le narrateur, Bartolomeu, est journaliste. Un jour qu’il se promène en compagnie de sa maîtresse (en fait de promenade, celle-ci lui signale qu’elle veut rompre), les deux amants voit une femme leur tomber sous le nez – au sens propre car la femme tombe d’un avion. Il se trouve que Bartolomeu connaît cette femme et il se remémore leur unique rencontre.
Après ce démarrage sur les chapeaux de roues, l’auteur ralentit son rythme et dans un troisième chapitre nous présente pas moins de 15 personnages secondaires dont la ville de Luanda qu’il présente ainsi :

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Quand je suis né, Luanda utilisait encore en entier son beau nom chrétien sonore : Sao Paulo da Assunçao de Luanda. Vieille matrone mulâtre, elle était orgueilleuse de sa parenté avec des villes comme La Havane, Saint Louis en Casamance ou Sao Sebastiao do Rio de Janeiro. Ce furent d’ailleurs les Brésiliens qui lui portèrent secours quand, en 1641, les Hollandais profitèrent de la distraction ibérique pour occuper la Forteresse de Sao Miguel. J’ai vu ma ville devenir africaine. J’ai vu les fiers immeubles de la ville basse – que la bourgeoisie coloniale avait abandonnés quelques jours avant l’indépendance – être occupés pas les déshérités des bidonvilles. Je les ai vus (ces déshérités) élever des poules dans les garde-mangers, des chevreaux dans les chambres et allumer avec les bibliothèques abandonnées par les colons des feux au milieu des salons. J’ai vu plus tard ces mêmes déshérités quitter les appartements en ruine en échange de fortunes (quelque-uns) ou d’une demi-douzaine de centimes (d’autres), et être remplacés par la toute nouvelle bourgeoise urbaine, ou par des expatriés grassement payés. J’ai vu tomber le beau palais de Dona Ana Joaquina à coups de marteau, pour être remplacé par une réplique en mauvais béton, et j’ai pensé que c’était une métaphore des temps nouveaux – le vieux système colonial et esclavagiste remplacé par une réplique dérisoire dans le jargon néfaste de bidonvilles. Plus tard (trop tard), j’ai compris qu’il n’y avait aucune métaphore, juste une grande bâtisse qui s’effondrait.

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Ce livre m’a fait une impression très forte: les personnages sont vivants et bien campés : le narrateur est tour est tour énigmatique, énervant, sensible et attachant. Sa maîtresse, la belle chanteuse, star internationale, est également mystérieuse et on ne comprend ses motivations de rupture qu’à la fin, lorsque celle-ci les expose dans son « élucidaire », terme qu’elle préfère à journal.

Je suis consciente de la lumière qui dort dans certains mots, de la nuit qui se cache dans d’autres. Il y a des métaphores qui explosent comme des grenades, des strophes capables de déclencher des éclairs sous nos yeux. Il m’est déjà arrivé de chanter les mêmes vers des centaines de fois sans les comprendre. Et soudain, sur une scène quelconque, Le Bozar à Bruxelles, Le Finlândi Hall à Helsinki, le Koninklijk Theater Carré à Amsterdam, sur une scène quelconque, cette même chanson prend feu et se révèle : elle s’ouvre comme une porte sur un monde dont je ne soupçonnais pas l’existence. Quand je me sens perdue, je m’assieds et j’écris. Quand je suis irrémédiablement perdue, je chante.
Je chante pour m’en sortir.
Qu’est ce que j’écris ? je consigne ce qui m’arrive, tentant de comprendre ce qui m’est arrivé. Je n’invente rien. Je n’ai pas besoin d’inventer quoi que ce soit. Je ne suis pas écrivain. Je pourrais appeler cela journal aveugle, car il ne comporte pas de dates. Je préfère l’appeler Elucidaire.

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Bartolomeu va ensuite mener l’enquête sur l’accident de la femme tombée de l’avion dans un Angola soumis à la corruption et où narguer le pouvoir en place a pour conséquence de se retrouver à l’hôpital psychiatrique chez le redoutable Tata Ambroise, enchaîné et privé de tout dignité.
De nombreuses histoires se croisent et s’entrecroisent : celle de la fillette-chien qui erre dans les bidonvilles, celle du père de Kianda, un ancien terroriste, celle de deux jumeaux qui a force d’opiniâtreté réalisent leur rêve de devenir stylistes, celle de Barbara Dulce la femme trompée de Bartolomeu, celle de Dalmatien (un chauffeur de taxi) et de Mickey (un autre homme) , je vous laisse découvrir la raison de leur surnom.
Ce livre fait la part belle à la musique (Barroco Tropical du titre est une chanson de Kianda) : musique Africaine mais aussi portugaise et brésilienne

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Une fois n’est pas coutume je vous met la quatrième de couverture qui intrigue sans en dire trop sur l’histoire :

Une femme tombe du ciel et s’écrase sur la route devant Bartolomeu au moment où éclate une tempête tropicale et où sa maîtresse lui annonce qu’elle le quitte. Il décide de percer ce mystère alors que tout change autour de lui, il découvre que la morte, mannequin et ex-miss, avait fréquenté le lit d’hommes politiques et d’entrepreneurs, devenant ainsi gênante pour certains, et il comprend qu’il sera la prochaine victime.

Il croise les chemins d’une chanteuse à succès, d’un trafiquant d’armes ambassadeur auprès du Vatican, d’un guérisseur ambitieux, d’un ex-démineur aveugle, d’un dandy nain, d’une prêtresse du candomblé adepte du mariage, d’un jeune peintre autiste, d’un ange noir ou de son ombre. Il explore la ville de Luanda en 2020, métaphore de la société angolaise où les traditions ancestrales cohabitent difficilement avec une modernité mal assimilée. Il s’enfonce dans la Termitière, gratte-ciel inachevé mais déjà en ruine où les riches vivent dans les étages tandis que les pauvres et les truands occupent les sous-sols. Il nous montre une ville en convulsion où l’insolite est toujours présent et intimement mêlé au prosaïque et au quotidien, où la réalité tend à être beaucoup plus invraisemblable que la fiction.
Dans une prose magnifique cet amoureux des mots définit son pays comme une culture de l’excès, que ce soit dans la façon de s’amuser ou dans la façon de manifester ses sentiments ou sa souffrance.

Un livre que je recommande fortement puisque l’histoire est intéressante d’un côté et que le contexte est également captivant. Des réflexions sur la démocratie, l’esclavage , la place de la langue et des dialectes comme dans ce dernier extrait :

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Dalmatien l’a regardé , atterré :
– Vous êtes en train de dire que l’esclavage a été une bonne chose?
– Réduire quelqu’un en esclavage est une chose abominable. La traite négrière a enrichi certaines familles africaines, sans parler des européens, évidemment mais elle a ruiné le continent. Ce que je suis en train de dire c’est que quelquefois les mauvaises actions produisent de bons résultats. En tout cas il me semble plus facile de défendre l’esclavage que la sorcellerie ou le tribalisme.

– Je ne suis pas d’accord. Ce que vous appelez tribalisme, général, je l’appellerais nationalisme ethnique. Le fait qu’un Bacongo soit orgueilleux de son lignage et veuille ce qu’il y a de mieux pour son peuple n’a rien de négatif au contraire. Pourquoi les Flamands, les Catalans et les Basques pourraient pratiquer le tribalisme et pas les Bacongos ?
Benigno dos Anjos Negreiros ne s’attendait pas à cette résistance de la part du chauffeur de taxi. Il a hésité un instant. Puis il a souri, content. Mon beau-père n’apprécie peut être pas la démocratie, mais il apprécie un bon débat :
– Je suis un patriote. J’ai lutté dans les forêts de ce pays contre les troupes portugaises. A l’époque notre slogan était « un seul peuple, une seule nation ».
–  Je préfère l’unité dans la diversité. Un grand nombre de nations, une seule patrie, a rétorqué Dalmatien. La plupart des pays du monde sont composés de plusieurs nations. Le combat contre la diversité est le propre d’une pensée totalitaire. Vous vouliez l’indépendance, c’est vrai mais à condition que l’Angola conserve le modèle colonial.
–  Le modèle colonial ?
– Dalmatien a raison, suis-je intervenu, amusé. Les nationalistes urbains, éduqués dans la métropole et très souvent fils ou petits-fils de Portugais, ne connaissaient que le modèle colonial, et après avoir pris le pouvoir ils ont essayé de l’imposer. Un seul peuple, une seule nation. Ce qui veut dire, d’après vos camarades, que pour construire un pays il faut détruire les identités ethniques. De la pure idéologie coloniale. Voyez ce qui s’est passé avec la langue portugaise. Avant l’indépendance, moins de cinq pour cent des Angolais parlaient le portugais comme langue maternelle. Aujourd’hui , nos jeunes ne parlent plus que le portugais.

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Livre lu dans le cadre du Challenge le tour du monde pour l’Angola

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L’Angola est une ancienne colonie portugaise indépendante depuis 1975 et qui est sortie d’une guerre civile sanglante en 2002.

2 réflexions au sujet de « Barroco Tropical – José Eduardo Agualusa »

    • Oui quand j’ai lu le troisième chapitre , je me suis dit que je n’allais jamais tout retenir.
      A un peu plus des deux tiers l’auteur incite le lecteur à aller relire ce troisième chapitre (ce que j’ai fait) et je ne regrette pas (ni la relecture du troisième chapitre ni le livre en lui même)
      Très bon livre (même si il ne doit pas plaire à tous car il part parfois un peu dans tous les sens)
      Bonne journée La critiquante 😉

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