Le canapé rouge – Michèle Lesbre

Pour Clémence, trente-huit ans était l’âge auquel elle s’était installée à son compte dans l’appartement où elle avait d’abord vécu quelques années en compagnie de l’homme qu’elle appelait Gaby, puis seule, avec tout de même des histoires d’amour qui avaient ponctué ce long temps sans Paul. Maintenant qu’elle n’occupait plus que l’étroit couloir et ce canapé rouge sur lequel elle ressemblait à une gardienne de musée, tout se bousculait dans sa mémoire, je le pressentais. Mes visites, mes lectures et ces femmes que je lui révèlais la stimulaient. Elle voyageait dans ces vies comme dans un rêve, mélangeait la sienne et les leurs.

Nous descendions chaque fois au café boire un verre à leur santé, à nos amours aussi, car nous parlions beaucoup d’amour, avec une liberté qui me ravissait au point que je lui avais lu la réponse qu’avait faite une certaine Mary Kesteven, dans la revue « le miroir infidèle » en 1946, à la question Qu’aimez vous par dessus tout ? Faire l’amour, la terre après la pluie, faire l’amour, les fleurs, faire l’amour, quelques enfants très rares, faire l’amour, les gens qui savent se juger, faire l’amour, les ports, faire l’amour, la propreté et la gentillesse, faire l’amour.
Clémence riait, c’était un chant de cristal, quelque chose d’enfantin et de joyeux…L’amour ! répétait-elle en fermant les yeux, puis en murmurant qu’avec Paul elle aurait fait une ribambelle d’enfants. J’avais lu aussi la réponse de la même Mary Kesteven à une autre question, Que redoutez-vous? Beaucoup de responsabilités, devoir vivre dans un pays qui vénère les machines, la fatigue, les foules, les imbéciles, l’ennui, trop de travail, voir écraser les chiens, tomber les chevaux, vomir les hommes.
Une ombre avait traversé son regard, j’avais pris sa main, une main minuscule. Ce geste l’avait apaisée. J’aurais aimé la prendre dans mes bras, la détresse des corps vieillis qu’aucune main n’effleure, qu’aucun corps n’étreint, cette immense solitude de la chair qui est déjà un peu la mort, m’a toujours effrayée. Enfant, la peau de mes grands-mères me fascinait, je la touchais avec précaution, comme si je craignais de la froisser davantage, qu’elle se déchire sous mes doigts et que ma maladresse précipite une issue fatale.

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Le canapé rouge – Michèle Lesbre 

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Sur une idée de Chiffonnette

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