Contrairement à ce que croyait Pete Landry, Little Hawk n’avait pas véritablement gagné un aller simple pour l’Europe. Il avait remporté un aller et, si l’on peut dire, un demi-retour, car il avait laissé là-bas plus que son sang. Au sein de la tuerie, il avait perdu cette faculté qu’ont la plupart des hommes de distinguer le bien du mal et attrapé cette rage, plus rare, de l’homme prêt à tuer quiconque s’en prendrait à son fils, sa fille, son frère, son chien.
Le mardi 6 juin 1944, au terme d’une traversée fébrile sur le USS Augusta, Little Hawk avait participé à la première vague d’assaut de l’opération Neptune à Omaha Beach, en Normandie. Quelques lancinantes minutes après que sa barge avait accosté, il pensait à la fraîcheur des forêts de Moose Trap en serrant contre son torse le corps ensanglanté de son copain de caserne, Jim Latimer, le meilleur joueur de poker de la 1ère division d’infanterie de l’armée de l’oncle Sam, dont les cris résonnaient encore à ses oreilles, shut up , Jim, shut up, parmi la cacophonie délirante des mourants répondant aux détonations des armes. C’est Latimer qui lui avait alors sauver la vie, le corps brisé de Latimer, qui sursautait sous l’impact des balles, qui giguait dans les bras de Little Hawk. Latimer était mort depuis longtemps quand Little Hawk l’avait déposé sur le sable froid de Bloody Omaha, au milieu de dizaines d’autres garçons opposant la blondeur de l’Amérique à celle de la jeunesse aryenne, mais Little Hawk avait continué à lui parler pendant qu’il courait entre les projectiles, lui promettant qu’il le vengerait, qu’il l’arracherait à ce carnage, lui promettant la vie et l’impossible, la résurrection puis la félicité au sein d’une nature éternelle. (Page 57-58)
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Bondrée – Andrée A Michaud