Que lire un 17 mars ?

17 mars 1942
Je viens de quitter la prison. Un mois au trou ! Merci à Gertrude Stein qui a trouvé malin de déclarer dans un entretien à la radio anglaise : « Moi, j’ai un éditeur à Alger qui est très dynamique et résistant…» Vichy m’avait déjà l’œil. Trois jours après l’impression du livre, des policiers sont venus me chercher au petit matin.
Ils ont déclamé, tout contents d’eux-mêmes : « En vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous astreignons à résidence le sieur Charlot, présumé gaulliste, sympathisant communiste. » Puis, ils m’ont longuement interrogé ils m’ont demandé où était Albert. « Albert ? Oh, mais j’en connais une bonne douzaine moi, des Albert. Par exemple, il y a Albert, le cordonnier qui vous rafistole une semelle comme personne, ou encore Albert, le fils du facteur qui a un problème avec l’alcool mais qui est tout à fait charmant. » Ils m’ont ordonné d’arrêter de faire l’imbécile et de leur dire où se trouvait Albert Camus. « Ah ! Albert Camus ! J’ignore où il est, messieurs. Non vraiment, je ne sais pas… »
Les policiers m’ont embarqué et  enfermé à Barberousse avant de m’envoyer en résidence surveillée à Charon près d’Orléansville. En prison, j’ai rencontré un artisan de la Casbah qui a été arrêté pour une vague ressemblance avec un perceur de coffre-fort. Peut-être écrire un jour là-dessus.
Camus est bien caché à Oran. Max-Pol Fouchet, qui était également recherché, a réussi à se cacher au consulat des États-Unis. J’ai été libéré grâce à l’intervention de Marcel Sauvage, grand journaliste, qui, après avoir été gérant d’un hôtel à Tunis, est désormais le directeur de la revue Tunisie–Algérie–Maroc. Il a réussi à convaincre le ministre de l’Intérieur. Cette malencontreuse histoire a retardé la sortie de l’ouvrage de Gertrude Stein mais la librairie a continué de fonctionner grâce à Manon et aux amis. Je suis plus que jamais convaincu qu’il ne saurait y avoir d’éditions Charlot sans amitié. C’est pour l’essentiel une affaire de circonstances, d’amitiés et de rencontres.
Nos Richesses – Kaouther Adimi