La vie reprend son cours. Lucien revient à la maison. Adèle retourne au bureau. Elle voudrait se plonger dans le travail mais elle se sent tenue à l’écart. Cyril accueille froidement. « Tu es au courant que Ben Ali est tombé pendant que tu jouais à l’infirmière ? Je t’ai laissé des messages, je ne sais pas si tu les as eus mais c’est Bertrand qu’on a envoyé finalement. »
Elle se sent d’autant plus à l’écart que règne dans la rédaction une atmosphère sentimentale. Les jours passent et il lui semble que ses collègues n’ont pas levé le nez de l’écran de télévision installé au milieu de l’open space. Jour après jour, les images de l’avenue Bourguiba noire de monde défilent. Une foule, jeune et bruyante, célèbre la victoire. Des femmes pleurent dans les bras des soldats.
Adèle tourne les yeux vers l’écran. Elle reconnaît tout. L’avenue où elle a marché tant de fois. L’entrée de l’hôtel Carlton, où elle fumait des cigarettes sur le balcon du dernier étage. Le tramway, les taxis, les cafés où elle ramassait des hommes qui sentaient le tabac et le café au lait. Elle n’avait rien à faire alors qu’Écouter la mélancolie d’un peuple, prendre le pouls atone du pays de Ben Ali. Elle écrivait toujours les mêmes papiers, tristes à mourir. Résignés.
Ébahis, ses collègues portent la main à leur bouche. Ils retiennent leur souffle. C’est la place Tahrir à présent qui s’enflamme. « Dégage, dégage. » On brûle des poupées de chiffon. On déclame des poèmes et on parle de révolution. Le 11 février, à 17h03, le vice-président Souleiman annonce la démission de Hosni Moubarak. Les journalistes hurlent, se sautent dans les bras. Laurent tourne le visage vers Adèle. Il pleure.
« C’est merveilleux, non ? Quand je pense que tu aurais pu y être. C’est vraiment bête cet accident. Ce n’est pas de chance. »
Adèle hausse les épaules. Elle se lève et enfile son manteau.
« Tu ne restes pas ce soir ? On va suivre les événements en direct. Un truc comme ça, ça n’arrive qu’une seule fois dans une carrière !
– Non, j’y vais. Je dois rentrer chez moi. »
Richard a besoin d’elle. Il l’a appelée trois fois cet après-midi. « N’oublie pas mes médicaments. » « Pense à acheter des sacs-poubelle. » « Tu rentres quand ? » il attend, impatient. Il ne peut rien faire sans elle.
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Dans le jardin de l’ogre – Leila Slimani