Que lire un 11 février ?

La vie reprend son cours. Lucien revient à la maison. Adèle retourne au bureau. Elle voudrait se plonger dans le travail mais elle se sent tenue à l’écart. Cyril accueille froidement. « Tu es au courant que Ben Ali est tombé pendant que tu jouais à l’infirmière ? Je t’ai laissé des messages, je ne sais pas si tu les as eus mais c’est Bertrand qu’on a envoyé finalement. »
Elle se sent d’autant plus à l’écart que règne dans la rédaction une atmosphère sentimentale. Les jours passent et il lui semble que ses collègues n’ont pas levé le nez de l’écran de télévision installé au milieu de l’open space. Jour après jour, les images de l’avenue Bourguiba noire de monde défilent. Une foule, jeune et bruyante, célèbre la victoire. Des femmes pleurent dans les bras des soldats.
Adèle tourne les yeux vers l’écran. Elle reconnaît tout. L’avenue où elle a marché tant de fois. L’entrée de l’hôtel Carlton, où elle fumait des cigarettes sur le balcon du dernier étage. Le tramway, les taxis, les cafés où elle ramassait des hommes qui sentaient le tabac et le café au lait. Elle n’avait rien à faire alors qu’Écouter la mélancolie d’un peuple, prendre le pouls atone du pays de Ben Ali. Elle écrivait toujours les mêmes papiers, tristes à mourir. Résignés.
Ébahis, ses collègues portent la main à leur bouche. Ils retiennent leur souffle. C’est la place Tahrir à présent qui s’enflamme. « Dégage, dégage. » On brûle des poupées de chiffon. On déclame des poèmes et on parle de révolution. Le 11 février, à 17h03, le vice-président Souleiman annonce la démission de Hosni Moubarak. Les journalistes hurlent, se sautent dans les bras. Laurent tourne le visage vers Adèle. Il pleure.
« C’est merveilleux, non ? Quand je pense que tu aurais pu y être. C’est vraiment bête cet accident. Ce n’est pas de chance. »
Adèle hausse les épaules. Elle se lève et enfile son manteau.
« Tu ne restes pas ce soir ? On va suivre les événements en direct. Un truc comme ça, ça n’arrive qu’une seule fois dans une carrière !
– Non, j’y vais. Je dois rentrer chez moi. »
Richard a besoin d’elle. Il l’a appelée trois fois cet après-midi. « N’oublie pas mes médicaments. » « Pense à acheter des sacs-poubelle. » « Tu rentres quand ? » il attend, impatient. Il ne peut rien faire sans elle.

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Dans le jardin de l’ogre – Leila Slimani 

Que lire un 11 février ?

La plus haute fonction de l’amour est de faire de la personne aimée un être unique et irremplaçable.
La différence entre l’amour et la logique, c’est qu’aux yeux de la personne qui aime, un crapaud peut être un prince, tandis que dans l’analyse d’un logicien, cette personne devrait prouver que le crapaud est un prince, une entreprise vouée à ternir l’éclat de plus d’une passion.
La logique impose des limites à l’amour, ce qui explique pourquoi Descartes ne s’est jamais marié. Descartes, l’architecte de l’âge de la Raison, quitte Paris, ville de l’Amour, en 1628 pour « fuir ses distractions ». Il s’installe en Hollande où, entouré de disciples et entretenu par des mécènes, il consacre études et écrits aux mathématiques et à la logique. Vers la fin de l’année 1649, il est invité à se rendre à Stockholm pour enseigner la philosophie et la reine Christine. Descartes accepte immédiatement. Peut-être parce que la paie est bonne. Il a bien fallu qu’il y ait une raison.
La reine Christine suivait ses leçons couchée. Fréquemment, elle était nue. Mais ce n’est pas le pire, tant s’en faut. Comme toutes les autres cours d’Europe, au XVIIe siècle, la cour de Suède était infestée de puces. Christine avait demandé à ses artisans de lui fabriquer un canon miniature en or et en argent. Étendue sur ses coussins, elle tirait avec son petit canon sur les puces qui lui couraient sur le corps. C’était pour cette raison qu’elle restait nue. On dit qu’elle était plutôt bonne au tir.
Le spectacle quotidien de Sa Majesté s’amusant ainsi, tandis que lui Descartes, dans son haut-de-chausses hollandais noir, s’évertuait à lui expliquer la perfection sous-jacente d’une indubitable sphère de l’Etre, était plus que son penchant rationnel ne pouvait supporter. Rapidement, il devient nerveux est pâle. Le 11 février 1650, quelques mois seulement après son arrivée à Stockholm, Descartes tomba raide mort à l’âge de cinquante-quatre ans. Christine, elle, vécut encore trente-neuf ans, ce qui lui permit de dégommer un bon nombre de puces supplémentaires.
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Tom Robbins – un parfum de Jitterbug