Genre : petit bijou
Yuna, la narratrice, a 12 ans au début du livre et 19 à la fin. Betina, sa soeur d’un an plus jeune qu’elle, est dans un fauteuil roulant, elle souffre d’une malformation de la colonne vertébrale et elle est également handicapée mentale.
Yuna bien que « normale physiquement » est considérée par tous comme « simplette » et « dans son monde » (de nos jours on dirait autiste, l’action se passe dans les années 40 en Argentine).
Yuna a un vocabulaire très pauvre et ne réussit pas à apprendre car elle est dyslexique (elle arrête sa scolarité en 6ème)
Dans la première partie cette enfant de 12 ans parle de sa famille et c’est à la fois très frais, candide et un peu effrayant (elle est scolarisée dans une institution et sa façon de parler des handicapés lourds est assez gênante : il y a un enfant goret, il y a d’autres enfants qu’elle appelle des enfants cannellonis). Elle s’interroge qu’est-ce que l’âme ? elle compare l’âme avec un drap intérieur (la couette de la couverture ?)
Le père a abandonné la famille et la mère est institutrice (avec une règle en fer qui s’abat au moindre prétexte). La tante Nené est folle, Carina la cousine a six doigts et se fait engrosser par le voisin. Petra, la deuxième cousine, est naine, délurée …. quelle galerie de personnages…
Yuna grandit, se passionne pour la peinture dès 14 ans et devient une peintre reconnue grâce au soutien, un peu ambigu, d’un professeur des Beaux Arts. Elle dépasse son handicap en lisant le dictionnaire et en se passionnant pour la peinture…
Un tout petit livre (173 pages) très marquant qui traite donc de folie, de handicap, d’avortement, de deuils, de peinture dans une débauche de couleurs et de lumière.
Un livre qui m’a fait penser à la petite fille aux allumettes de Gaetan Soucy pour l’inventivité de la langue (le secsoral et son énigme) et des images colorées, inattendues qui apportent à la fois sourire devant tant de naïveté et tristesse devant tant de misère humaine …
Renseignements pris, ce livre est le seul roman traduit en français de cette auteure argentine (1928-2015) qui fut amie d’Eva Perón, puis en exil en France de Violette Leduc , Sartre, Simone de Beauvoir, Camus …
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Deux extraits
Pendant que tante Nené allait de la cuisine au séjour où elle mettait la table et à la cuisine où elle faisait bouillir des pommes de terre, des patates douces et des œufs, avec d’autres légumes et un peu de viande qui restait du dernier ragoût, je posai deux cartons – j’en emportai toujours avec moi – et comme l’inspiration me vint, je peignis à grands coups de brosse hâtifs tout ce qui s’était passé pendant cette semaine tragique, riche et digne des cauchemars de Goya. J’ai déjà dit qu’à l’intérieur de mon esprit je connaissais des détails et des formes, que j’étais très différente de la sotte de l’extérieur qui parlait sans points ni virgules, car si elle les mettait elle perdait la parole. J’en mettais parfois pour respirer mais cela me convenait de communiquer à voix haute rapidement pour qu’on me comprenne et éviter les lacunes silencieuses qui découvraient mon incapacité à la communication verbale car en m’écoutant moi-même j’étais confondue par les bruits de l’intérieur de ma tête et le flux sifflant de la parole et je restais bouche bée en pensant qu’il existait des mots épais et des mots maigres, des mots noirs et blancs, des mots fous et sensés, des mots qui dormaient dans le dictionnaire et que personne n’utilisait. Ici par exemple j’ai utilisé des virgules. Et des points. Mais maintenant je dois sortir respirer et monologuer intérieurement dans la cour près des plates-bandes latérales où poussent ces plantes aux multiples fleurs rouges, nombreuses, nombreuses, nombreuses et qui s’appellent joie du foyer et un après-midi je voulus en cueillir un petit bouquet pour le mettre dans le vase du séjour de grand-mère qui appartenait maintenant à tante Nené et elles me dirent que ces fleurs ne leur plaisaient pas car c’étaient des fleurs des champs qui n’allaient pas à l’intérieur et tante Nené les jeta dans les plates-bandes avec l’eau, laissant le vase vide sur la table. (page 50)
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Peu de temps après, tante Nené eu un fiancé argentin venu de Córdoba. J’aimais l’entendre parler et je peignis quelque chose à ce sujet.
Avec ce fiancé, ils chantaient et elle jouait de la guitare et une amie préparait le maté. Cela ne dura pas. Ce monsieur ne construisit pas de meubles ni rien. Un soir de juin où la nuit tombe tôt, il la serra contre un mur et elle cria comme le coq à l’aube et le garde posté au coin de la rue vint arracher l’effronté – Il dû l’arracher car il était collé contre le corps de ma tante – et il l’emmena au commissariat.
Ce fut une romance brève et scandaleuse. Je crois qu’elle en a eu d’autres, mais juste en échangeant des regards, avant l’arrivée de don Sancho qui fit sa conquête.
J’adorais don Sancho, un républicain espagnol, car il ressemblait à Don Quichotte de la Manche.
J’avais un livre broché avec la silhouette du chevalier chevauchant Rossinante et de Sancho Panza en couverture, mais le fiancé de ma tante n’avait pas de ventre, il était maigre comme un clou et il parlait si bien que j’attendais qu’ils arrivent à la maison pour prendre le thé avec des petits gâteaux qu’achetait le fiancé. Ce n’étaient pas les petits gâteaux ni le thé, mais d’entendre la voix de monsieur Sancho qui m’intéressait. Il racontait des aventures de sa lointaine patrie qui me donnait envie de peindre et il ravit mes oreilles de noms de lieux tels que promenade de l’Infante, rivière Manzanares et je croyais voir une fillette en blanc avec une petite couronne et des fleurs dans les bras, les serrant, et les eaux du Manzanares remplies de pommes dansant dans les ondes comme de petites têtes joufflues d’anges, que je peignis. (page 34)