Les vies de papier – Rabih Alameddine

À ma demande, le taxi amateur s’arrête devant les marches du Musée national. J’ai essayé de marcher, mais le crachin et le vent ont rendu le parapluie inutilisable. J’ai tâché de poursuivre à marche forcée, quand même j’étais trempée, et je me suis rendu compte que l’étrange odeur de l’air assoiffé de soleil et sa couleur de perle ajoutaient à la confusion de mon esprit déjà embrouillé. Pendant la guerre, les vents portaient l’odeur écoeurante des corps dont on s’était débarrassé à la hâte et au petit hasard – des odeurs de chair, à la fois fraîche et en putréfaction, les parfums naturel de la ville. J’ai vite helé une voiture, car ma santé mentale importe davantage que la gymnastique rythmique.
« Beyrouth revisité (1982) » n’est pas un poème que je souhaite réciter aujourd’hui.
J’ai pris une saine décision. L’heure de marche jusqu’au musée peut être revigorante – je l’ai fait régulièrement les jours de beau temps – mais elle a parfois pour effet subversif de déséquilibrer une Beyrouthine équilibrée, car elle est chargée de mines terrestres émotionnelles et de pièces d’artillerie n’ayant pas explosé. Cette route était la principale Ligne Verte qui divisait la ville entre l’est et l’ouest. Il y a sans doute eu ici plus de combats, plus de tireurs embusqués, plus de tueries, plus de corps, plus de décrépitude et de destruction que n’importe où ailleurs dans le pays –ravages, dépouilles, ruines. Le secteur et le boulevard qui coupe à travers ont été reconstruits. Le champ de courses dont les poutres et poutrelles saillantes ressemblaient à des squelettes d’animaux antédiluviens a été réaménagé, ne laissant plus rien pour nous remémorer les douzaines de chevaux qui ont brûlé vifs dans les écuries – il n’y a plus guère que le vent pour nous rappeler les centaines de piétons abattus alors qu’ils tâchaient de rejoindre leur famille ou leurs amis à travers une ville en désaccord avec elle-même.

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Les vies de papier – Rabih Alameddine