L’outil et les papillons – Dmitri Lipskerov

Mais il s’y prit si maladroitement que le bout incandescent du mégot non éteint atterrit sur la croupe du cheval. Sous cette brûlure inattendue, la vieille jument qui voulut se cabrer tira désespérément, sans parvenir pour autant à décoller de plus de quelques centimètres au-dessus du sol, puis elle s’écroula de tout son poids sur le chemin, retournant du même coup le traîneau et ses passagers. Alissa et le rouquin furent éjectés dans des directions opposées.
Pendant qu’Alissa s’extirpait d’une congère, le cocher furibard se rua sur le cheval gisant et roua de coups de pieds sa panse dilatée par des intestins malades. L’animal ne put qu’expulser de la vapeur et loucher sous les rares cils blancs qui lui restaient.
– Espèce de chienne ! jura Chourik, en lui envoyant de nouveau sa botte de feutre dans le ventre.
– Ce n’est pas une chienne ! s’insurgea Alissa. (La jeune fille, qui avait réussi à sortir de la neige, frottait son flanc contusionné .) Ce n’est pas une chienne, répéta-t-elle. C’est une jument.
Puis Alissa se souvint tout d’un coup d’un poème de Maïakovski qu’elle avait appris au début de l’année scolaire. Il y était question d’un cheval qui était tombé, sous les yeux des passants que le spectacle mettait unanimement en joie, tandis que les larmes coulaient des yeux du cheval. Sans qu’elle comprenne trop pourquoi, le sort de la jument du poème serrait le cœur d’Alissa : en apprenant ces vers, elle avait même versé quelques larmes en cachette. La bourrique affalée sur le chemin ne suscitait en revanche pas la moindre compassion, rien que de l’irritation. Du haut de ses treize ans, Alissa avait déjà remarqué que la vieillesse est source d’agacement, certainement pas de commisération. Sa grand-mère, par exemple, l’énervait au quotidien. Maïakovksi devait avoir écrit son poème à propos d’un jeune cheval.
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L’outil et les papillons – Dmitri Lipskerov