La bascule du souffle – Herta Müller

Janvier 1945, Léopold a 17 ans lorsqu’il lit son nom sur la liste. Celle des roumains d’origine allemande qui sont condamnés par les russes à aller dans un camp de travail. Pour combien de temps ? Nul ne le sait.
Son crime et celui de ses codétenus : être allemands et donc voir soutenu Hitler. La Roumanie vient de capituler et, en attendant la fin de la guerre, est « sous autorité » russe.
Léopold ne se révolte pas et semble « presque » content de quitter son environnement familial (il est homosexuel et doit se cacher en permanence de sa famille et de tous : être homosexuel en Roumanie en 1945 est puni de mort alors être déporté dans un camp russe lui semble bien peu de chose…)
Pendant cinq ans, il va rester dans ce camp de travail.
Ce livre est dur, mais aussi très poétique.
Heureusement, l’histoire nous est racontée par Léopold 60 ans après : on sait donc qu’il a survécu à ces 5 années horribles où la faim est permanente, le travail harassant , les hivers glaciaux et les étés étouffants.
L’écriture d’Herta Muller est tout simplement somptueuse et réussit à transcender le sort de Léopold…et des autres …
Il s’agit à travers les yeux de Léopold de s’accrocher à la vie : Le camp n’est pas un camp « fermé »  mais perdu dans la steppe, au milieu de nulle part : toute évasion à pied est impossible. Les « internés » peuvent aller mendier au village voisin ou troquer un peu de charbon contre de la nourriture.
Léopold y rencontre une vieille dame qui lui offre un joli mouchoir blanc (à lui l’ennemi) : elle a cru voir son fils (déporté en Sibérie).
Les chapitres sont courts, oscillant entre menus faits du camp et réflexions sur les changements provoqués par la vie du camp : Léopold s’émerveille d’un rien : un outil, « une pelle en forme de cœur », son travail à la mine « chaque tranche est une œuvre d’art », L’ »ange de la faim » revient harceler Léo, encore et encore. La faim dépouille cette misérable assemblée de toute humanité…
Leo sera libéré mais devenu un étranger parmi les siens (et pas vraiment libre puisque être homosexuel reste passible de la peine de mort…)
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En conclusion : un coup de cœur….
Concernant la « bascule du souffle du titre «  3 extraits :
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p 35
Voilà soixante ans que j’essaie, la nuit, de me rappeler les objets du camp. Ce sont les affaires de mon bagage de nuit. Depuis mon retour du camp, la nuit d’insomnie est une valise en peau noire que j’ai dans le front. Mais depuis soixante ans, je ne sais toujours pas si j’ai des insomnies parce que j’essaie de me rappeler des objets ou si, à l’inverse, je me bagarre avec eux, ne pouvant fermer l’œil. Quoi qu’il en soit, la nuit prépare sa valise noire, et c’est contre mon gré, j’insiste sur ce point. Me souvenir, je ne peux pas m’en empêcher, que je le veuille ou non. Et si c’était volontaire et non obligatoire, je préférerais ne pas être obligé de le vouloir.
Parfois, je suis assailli par des hordes d’objets du camp, ils n’arrivent plus à un par un. Par conséquent, si ces objets viennent me hanter, ce n’est pas du tout pour s’en prendre à ma mémoire – ou ce n’est pas seulement dans ce but – , c’est à seule fin de me tracasser. Il suffit que je pense aux affaires de couture emportées dans mon nécessaire de toilette pour qu’intervienne un mouchoir dont je ne sais plus à quoi il ressemblait. Viens s’y ajouter une brosse à ongles dont je ne sais même pas si je l’ai eue. Et un miroir de poche qui existé ou non. Et une montre dont j’ignore où elle est passée, à supposer que je l’ai emportée. Des objets qui n’avaient sans doute rien à voir avec moi viennent me chercher. Ce qu’ils veulent, c’est me ramener chez moi au camp. Quand ils arrivent en masse, ils ne se contentent pas d’être dans ma tête. J’ai des lourdeurs d’estomac qui me remontent jusqu’au palais. La bascule du souffle est chamboulée, je suis hors d’haleine. Cette espèce de brosse-peigne-aiguille-ciseaux-miroir-à-dents est un monstre, de même que la faim en est un. Et ces objets ne reviendraient pas à me hanter sans l’autre objet qu’est la faim.
La nuit, quand ils viennent me hanter en m’asphyxiant, j’ouvre la fenêtre en grand, et je reste la tête à l’air libre. Dans le ciel, une lune semblable à un verre de lait froid me rince les yeux. Ma respiration retrouve sa cadence. J’avale de l’air frais pour ne plus être au camp, puis je ferme la fenêtre et me recouche. La literie n’est au courant de rien, elle me réchauffe. L’air de la pièce me regarde, il sent la farine chaude.
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P84
Des pelles, il y en a beaucoup, mais ma préférée, la seule que j’ai baptisée, c’est la pelle en cœur. Elle ne sert qu’à charger ou décharger du charbon en miettes.
La pelle en cœur a une plaque grande comme deux têtes juxtaposées. Elle est en forme de cœur et bien concave : elle pourrait contenir près de cinq kilos de charbon ou tout le postérieur de l’ange de la faim. La tôle a un long cou fermé par une soudure. Par rapport à cette grande plaque, le manche est court et se terminant en T.
D’une main, on lui attrape le cou, et de l’autre, on saisit la poignée située en haut du manche, disons plutôt en bas. Car pour moi, la pelle en cœur se trouve vers le haut, et le manche est secondaire, donc sur le côté ou en bas. J’attrape la tôle par le haut du cou, et la poignée par-dessous. Je maintiens l’équilibre, et la pelle en cœur, bousculée dans ma main, se met à basculer comme le souffle dans mon sein.
Une pelle en cœur, ça se rode ; ensuite sa plaque de tôle est bien luisante, avec une soudure semblable à une cicatrice dans la paume –et la pelle entière est une sorte de second équilibre, mais extérieur.
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P89
Pelleter, c’est dur. Être obligé de pelleter et de ne pas en être capable, c’est une chose. Avoir envie de pelleter et de ne pas en être capable est doublement désespérant ; la courbature est alors la courbette qu’on fait devant le charbon. Je n’ai pas peur de pelleter, j’ai peur de moi. Peur, en pelletant, de penser à autre chose. Ça m’est arrivé, les premiers temps, et ça mine les forces dont on a besoin pour pelleter. Dès que je ne suis pas à mon affaire, la pelle en cœur s’en aperçoit. Une panique gracile me serre la gorge. Dans mes tempes bat une cadence à deux temps, dépouillée. Elle se précipite sur mon cou comme une meute de klaxons. Je suis à deux doigts de m’effondrer, ma luette enfle dans mon palais sucré. L’ange de la faim se suspend tout entier dans ma bouche, au voile du palais. C’est sa balance. Il prend mes yeux pour voir, et la pelle en cœur a le tournis, le charbon devient flou. L’ange de la faim me presse les joues contre son menton. Il bouscule mon souffle. La bascule du souffle est un délire, et quel délire. Je lève les yeux : là-haut, ouate silencieuse de l’été, broderie des nuages. Épinglé au ciel, mon cerveau frémit, n’ayant plus que ce point fixe. Celui des divagations sur la nourriture. Je vois déjà en l’air des tables aux nappes blanches, et la pierraille crisse sous mes pieds. Le soleil clair me perce l’ épiphyse. L’ange de la faim regarde sa balance et dit :
– Tu n’es pas encore assez léger, pourquoi ne pas lâcher prise…
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Un autre roman de cette auteure : Animal du cœur
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Le mois de l’est est organisé par Goran , Eva et Patrice