Revenant à lui il s’acharne à recommencer en jurant. Il ne peut pas rester sur un échec, il s’entête : s’il échoue maintenant, il est perdu.
Il essaye et s’acharne et jure tant contre son impuissance qu’à la fin il se met sur pied, c’est cette obstination qui a dû lui permettre de réussir. Chaque pas est le fruit d’un combat, il progresse à tâtons contre le mur comme un aveugle, il lutte pour chaque mètre, ses forces le lâchent de temps en temps, il s’accroche alors à ce qu’il trouve pour ne pas s’écrouler. Même comme ça, il doit reprendre haleine par moment, il s’affale tantôt sur un cageot,tantôt sur une caisse, puis repart quelques minutes plus tard. Ce court trajet aller et retour dure plus d’une heure et épuise toutes les forces de Budaï, jusqu’à ses dernières réserves, jusqu’à pouvoir de nouveau se laisser tomber sur sa misérable litière.
Il se débat dans un crépuscule nébuleux, entre éveil et sommeil, ces deux états se confondent et deviennent même par moment inséparables. Un instant il lui semble voir des rats qui courent entre ses jambes mais cela ne l’effraie pas. Si cela se passe véritablement, ce qui est loin d’être impossible à cet endroit, ou si ce n’est qu’un jeu de son imagination, il n’en saura jamais rien. Dans cet état fébrile il ne cesse de rêver. Son rêve le plus fréquent lui fait enfin rencontrer quelqu’un avec qui il peut parler, cet épisode se répète inlassablement, il n’y a que les circonstances ou les interlocuteurs qui changent. C’est son compatriote en loden, du métro, qu’il rencontre le plus souvent, dans les situations les plus variées. Et puis il affronte le gros portier de l’hôtel, il glisse au milieu de patineurs, mais il se révèle plutôt gauche et maladroit sur la glace. Après il se voit passager sur un avion, un train, un bateau, et même à cheval bien qu’il n’ait jamais pratiqué l’équitation : au trop sur un terrain humide et sableux, laissant derrière sa queue une longue file de traces de sabots.
Epépé – Ferenc Karinthy