Lignes de faille – Nancy Huston

Tout en caressant le grain de beauté au creux de son bras gauche, maman se réchauffe la voix avec des gammes et des arpèges – mais pour elle ce n’est pas comme réciter l’alphabet, c’est plutôt comme la joie, comme de courir pieds nus sur une longue plage de sable. Elle fait signe à Peter qu’elle est prête. Après plusieurs notes courtes, accentuées, en staccato, il tombe sur un accord, la voix de maman vient se glisser parmi ses notes, s’empare de l’une d’elles et rebondit jusqu’au ciel : c’est parti. Sur un rythme saccadé, elle descend depuis les notes aiguës, chantées avec une douceur déchirante, jusqu’aux eaux profondes et sombres des notes basses, où elle gémit comme si la vie la quittait goutte à goutte. Parfois elle fait un bruit avec les lèvres comme un bouchon qui saute, d’autres fois elle se frappe la poitrine du plat de la main pour ponctuer la musique qui coule de sa gorge. On dirait que sa voix raconte une histoire – bon seulement l’histoire de sa vie mais celle de toute l’humanité bec ses guerres et ses famines, ses combats et ses épreuves, ses triomphes et des défaites, tantôt elle se déverse en vagues menaçantes comme l’océan gonflé d’une tempête, tantôt elle est comme une chute d’eau, dégringolant la falaise et rebondissant sur les rochers pour se précipiter dans un chaos d’écume vers la sombre vallée luxuriante au-dessous. Elle dessine autour de ma tête des cercles d’or comme les anneaux de Saturne, se balance follement de haut en bas comme la danse du french cancan, se lamente et frémit, s’insinuant autour d’un fa grave comme le lierre autour d’un tronc d’arbre, pour se plonger enfin dans les eaux bleu cristal de l’accord de sol majeur que répète l main gauche de Peter…je suis transportée. Maman a raison : personne n’a jamais utilisé sa voix comme ça. Elle est unique, ma mère : un inventeur, un génie, une déesse du chant à l’état pur. Si Mlle Kelly pouvait l’entendre elle aurait une crise d’apoplexie et mourrait sur-le-champ, forcée de reconnaître l’inutilité de sa musique à elle.
Quand le morceau prend fin, maman est trempée de sueur (il ne faut pas dire sueur, c’est presque un gros mot, grand-papa a un proverbe qui dit «Les chevaux suent, les hommes transpirent, les femmes ne font que luire », il en a un autre au sujet des femmes et des chevaux : « On peut conduire le cheval et non le faire danser, on peut conduire les femmes aux livres mais non la faire penser ») et son t-shirt lui colle à la peau.

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Lignes de faille – Nancy Huston