Il alluma une autre cigarette. Entre l’art et l’amour, entre les oppresseurs et les opprimés, il y avait toujours les cigarettes. Il imagina le successeur de Zakrevsky, derrière son bureau, lui tendant un paquet de Belomori. Il refuserait, et proposerait une de ses propres Kazbeki. L’interrogateur refuserait à son tour, et chacun poserait le paquet de sa marque choisie sur le bureau, la pantomime terminée . Les Kazbeki étaient fumées par les artistes, et l’image elle-même, sur le paquet, évoquait la liberté : un cheval au galop et son cavalier, sur fond de mont Kazbek. On disait que Staline avait personnellement approuvé l’illustration, même si le Grand Leader fumait sa propre marque de cigarettes, Herzegovina Flor. Elles étaient spécialement fabriquées pour lui, avec la précision terrifiée qu’on pouvait imaginer. Non pas que Staline fît quelque chose d’aussi simple que de porter une Herzégovina Flor à ses lèvres. Non, il préférait briser le petit cylindre en papier cartonné et émietter le tabac dans le fourneau de sa pipe. Le bureau de Staline, disaient ceux qui savaient aux autres, était toujours jonché d’un fatras de bouts de carton déchiré, de tabac et de cendres. Il savait cela – ou plutôt, on lui avait dit plus d’une fois – parce que rien de ce qui concernait Staline n’était jugé trop insignifiant pourrait être transmis.
Le fracas du temps – Julian Barnes