Le chameau sauvage – Philippe Jaenada

J’ai traversé l’année la plus morose de ma vie. Pourtant, en apparence, il ne m’est rien arrivé de particulièrement ennuyeux. J’ai déménagé, je me suis installé dans un quartier que je trouvais bien plus agréable que celui des Halles – dans le 17ème arrondissement, près du métro Brochant et du square des Batignolles (un hasard, je n’avais pas cherché précisément par là-bas) –, dans un appartement plus grand, plus confortable et moins cher que le précédent, mais toujours au quatrième étage. J’ai changé de métier – j’ai décidé du jour au lendemain d’arrêter la traduction, ce qui, en balayant les histoires de travail et d’argent qui se glissaient inévitablement entre Marthe et moi, a renforcé notre amitié –, je suis devenu pronostiqueur hippique. J’aimais bien les chevaux. (De loin, toutefois. Je n’étais monté que trois fois sur le dos d’un cheval, dans ma tendre enfance, et ça ne s’était passé de manière encourageante : le mercredi de mon inscription, manque de chance, c’était « balade en forêt » ; agrippé à la crinière d’un certain Gino, paralysé de trouille et incapable de lui faire comprendre ce que j’attendais de lui, j’avais perdu de vue le reste du groupe après dix minutes sous les arbres, trop timide pour appeler au secours : on m’avait retrouvé deux heures plus tard, déjà passé à l’état sauvage,ou presque. Le deuxième mercredi, à mon grand soulagement c’était « manège » ; on m’avait de nouveau refilé le redoutable Gino ; cette fois probablement agacé par ma nervosité (je dirais de toutes mes forces sur les rênes pour lui montrer que l’être humain est supérieur), il s’était enfui du manège, avait traversé la grande cour des écuries au trot sans tenir compte des hurlements du moniteur, et m’avait emmené en ville. Il avait choisi de s’engager sur la plus grande avenue, au milieu des voitures. J’étais au bord de l’évanouissement. Il est des cas où la timidité n’a plus sa place ici-bas, je hurlais comme un supplicié (je ne m’en souviens plus très bien, mais probablement des sons indistincts, car je ne savais pas quoi hurler : cet animal était manifestement sourd, et quant aux passants, leur crier « Au secours, à l’aide, à moi, par pitié » ne servait à rien – un tiers des spectateurs était pétrifié de surprise, l’autre effaré par cette vision saisissante d’un gamin pâle comme la mort sur un cheval fou en pleine ville, et le troisième tordu de rire ; le beau gars mal rasé qui connaît parfaitement les bêtes, qui court derrière l’animal, le rattrape, grimpe en croupe d’un bond souple et freine le mustang en disant « Holà, ho…, c’est au cinéma). Je me sentais en grand danger et ridicule. Le moniteur avait réussi à me rattraper en mobylette, juste avant que mon coursier ne s’engage à tombeau ouvert sur la nationale. Le troisième mercredi (quand ma mère avait une idée en tête…), le moniteur ayant enfin compris que Ginoet moi n’étions pas compatibles, il m’avait généreusement attribué la brave Piquerose. J’étais en selle depuis moins de vingt secondes quand elle m’avait jeté à terre. Je m’étais cassé le bras.)

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Le chameau sauvage – Philippe Jaenada

(suite de l’extrait demain)