Le chameau sauvage – Philippe Jaenada

Enfin, il fallait bien que je dise quelque chose, de toute manière. Et puis ce n’était pas si grave, en comparaison de toutes les trappes qui s’ouvrent sous nos pieds dans ce monde. Il suffirait que je lui fasse comprendre le contraire dans quelques heures. La femme aime qu’on la déroute, je l’ai lu quelque part – séduire, c’est surprendre (je ne sais plus si j’ai trouvé ça dans Stendhal ou Marie-Claire, ou si ça m’est venu tout seul un soir d’allégresse, mais je crois que ça fonctionne). Je le vérifierais bientôt : je n’ai pas la moindre idée derrière la tête, croit-elle, et l’instant d’après, ou presque, je la pousse à la renverse sur mon lit (je savais bien que je n’aurais jamais l’audace de la pousser à la renverse sur mon lit, mais disons : et l’instant d’après, ou presque, une lueur de désir brille au fond de mon œil). Elle serait surprise, déroutée, elle s’abandonnerait sans peine. Hasard pour m’éviter les secondes pénibles qui devaient logiquement suivre la révélation peu exaltante que je venais de lui faire (quelques pas en mocassins de plomb sur un trottoir d’œufs – il s’installe toujours un petit malaise entre l’homme et la femme lorsque l’un des deux annonce à l’autre que non merci ça ne l’intéresse pas), un camion de pompier est passé dans la rue, ce qui m’a permis de détourner très vite la conversation. (Au moins, les pompiers sont mes alliés sur terre, c’est toujours ça de pris.) J’ai pu changer de sujet et lui raconter que, tiens, un camion de pompiers, à chaque fois que je me promenais dans mon quartier et que je voyais passer un camion de pompiers, un bastion de neurones pessimistes au fond de moi m’avertissaient qu’il fonçait droit sur mon immeuble. Toujours j’avais dans un coin de l’esprit la certitude que les braves gars mettaient les gaz et brûlaient les feux rouges, sirène vagissante, pour aller tenter d’éteindre l’incendie qui ravageait mon appartement (une cigarette mal éteinte, le bébé du dessous qui a joué avec les allumettes, ma chatte qui a ouvert le gaz en essayant de grimper sur la cuisinière, un terroriste qui a déposé une bombe sur mon paillasson par erreur). Un jour, le bastion de neurones alarmistes avait fait tant d’émules sous mon crâne que je m’étais mis à courir derrière le camion pour en avoir le cœur net – ah non ce n’était pas chez moi. Et les fois suivantes, je m’étais contenté de contrôler le pincement d’angoisse en serrant les mâchoires et en pensant à autre chose (à n’importe quoi, le championnat du monde de boxe, le tapir de Colombie, les brochettes de lotte, les tableaux de Catherine, lesjolies filles, l’hôtel d’Angleterre à Carteret). Car si je me m’étais à galoper comme un cheval fou derrière tous les camions de pompiers qui passaient dans le premier arrondissement, ma vie deviendrait un enfer.

En lui expliquant cela, bizarrement, il ne m’est pas venu une seconde à l’esprit que ce camion-là pouvait filer droit chez moi justement. Si ça se trouve. Une nouvelle farce de la vie, peut-être – l’ironie du sort (expression terrifiante). Il faut dire que je n’avais pas besoin d’artifices pour éloigner de moi les idées noires : Pollux Lesiak était le championnat du monde de boxe, une brochette de lotte, les tableaux de Catherine, Pollux Lesiak était l’hôtel d’Angleterre à Carteret, toutes les jolies filles et le tapir de Colombie.

Le chameau sauvage – Philippe Jaenada