L’hiver s’écoula, laborieux et tendu, dur pour presque tout le monde, pour l’ensemble du pays, pour les citoyens. Le printemps nous tomba dessus, presque à notre insu. Et avec lui une nouvelle invitation de mon père. L’hippodrome de la Zarzuela rouvrait ses portes, pourquoi ne pas l’accompagner ?
Quand je n’étais encore qu’une jeune apprentie chez Doña Manuela, nous entendions souvent nos clientes parler de cet endroit. Très peu de ces dames était sans doute intéressées par les courses elles-mêmes, mais elles aussi rivalisaient, à l’instar des chevaux. Pas en vitesse, mais en élégance. Le vieil hippodrome se trouvait au bout de la promenade de la Castellana; c’était un lieu de rendez-vous pour la grande bourgeoisie, l’aristocratie et même le souverain : Alfonso XIII occupait souvent la loge royale. Peu avant la guerre, on avait entamé la construction d’installations plus modernes, qui fut brutalement interrompue par les combats. Après deux années de paix, la nouvelle enceinte hippique, encore inachevée, ouvrait ses portes à Monté d’El le pardon. L’inauguration faisait les gros titres des journaux depuis plusieurs semaines et circulait de bouche-à-oreille.
Mon père passa me prendre avec sa voiture, il aimait conduire. Pendant le trajet, il m’expliqua comment avait été bâti l’hippodrome, avec son toit ondulé si original ; il évoqua également l’enthousiasme de milliers de Madrilènes, heureux de retrouver les courses de jadis. De mon côté, je lui décrivis mes souvenirs de la société hippique de Tétouan, ainsi que l’image formidable du khalife traversant un cheval à place d’Espagne pour se rendre, tous les vendredis, de son palais à la mosquée.
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L’espionne de Tanger – Maria Duenas